Irène Némirovsky
Irène Némirovsky (en russe : Ирина Леонидовна Немировская, Irina Leonidovna Nemirovskaïa), née le 24 février 1903 (11 février du calendrier julien) à Kiev (Empire russe), morte le 17 août 1942 à Auschwitz (Reich allemand, aujourd'hui en Pologne), est une romancière russe d'origine ukrainienne et de langue française.
Elle est le seul écrivain à avoir reçu le prix Renaudot à titre posthume, en 2004, pour son roman Suite française.
Le malentendu, 1923
[modifier]– Au revoir, monsieur… À bientôt, sans doute…
- Le malentendu (1923), Irène Némirovsky, éd. Denoël, 2010 (ISBN 978-2-207-25955-9), p. 32
Les mouches d'automne, précédé de La Nania, suivi de naissance d'une révolution, 1924
[modifier]« Chez nous, à présent, c'est le temps de la moisson… »
Elle disait :
« Chez nous, quand les cerisiers étaient en fleurs… »
- Les mouches d'automne, précédé de La Nania, suivi de naissance d'une révolution (1924), Irène Némirovsky, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2009 (ISBN 978-2-246-22304-7), p. 23
- Le bal (1930), Irène Némirovsky, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 2002, p. 120
L'affaire Courilof, 1933
[modifier]- L'affaire Courilof (1933), Irène Némirovsky, éd. Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2005 (ISBN 2-246-22573-6), p. 34
Les Chiens et les Loups, 1940
[modifier]- Les Chiens et les Loups (1940), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2004 (ISBN 978-2-226-15676-1), p. 27
– Harry… Harry… Harry…
- Les Chiens et les Loups (1940), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2004 (ISBN 978-2-226-15676-1), p. 44
– Ada, dit-elle, il ne faut pas désirer si fort.
– Madame, je ne peux pas faire autrement.
– Il faut avoir plus de détachement dans le cœur. Soyez envers la vie comme un créancier généreux et non comme un usurier avide.
- Les Chiens et les Loups (1940), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2004 (ISBN 978-2-226-15676-1), p. 119
Le vin de solitude, 1935
[modifier]Dans la partie du monde où Hélène Karol était née, le soir s’annonçait par une poussière épaisse qui volait lentement dans l’air et retombait avec la nuit humide. Une trouble et rouge lumière errait au bas du ciel ; le vent ramenait vers la ville l’odeur des plaines ukrainiennes, une faible et âcre senteur de fumée et la fraîcheur de l’eau et des joncs qui poussaient sur les rives. Le vent soufflait d’Asie ; il avait pénétré entre le mont Oural et la mer Caspienne ; il avait roulé devant lui des flots de poussière jaune qui craquait sous les dents ; il était aride et cinglant ; il emplissait l’air d’un grondement sourd qui s’éloignait et se perdait vers l’ouest. Tout s’apaisait alors. Le soleil couchant pâle, et sans forces, voilé d’un nuage livide, plongeait dans le fleuve.
- Incipit
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 7
– Bonsoir, Lenoussia, mon petit enfant…
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 21
– Vous étiez sage ?
– Pas toujours.
– Plus sage que moi ?
– Tu es très sage, Hélène, sauf par moments. On dirait qu'il y a un démon en toi alors.
– Je suis intelligente ?
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 39
Comme ils ont peur, comme ils sont malheureux tous ! Moi, je ne tremble pour personne ! Je m’amuse, songeait-elle ; et la bataille, le risque se transformaient pour elle en un jeu terrible et excitant ; et elle ressentit brusquement une vigueur, une allégresse moqueuse, telle que jamais elle ne devait en éprouver de semblable. Par une sorte de prescience, elle se hâtait d’en jouir, comme si elle eût deviné dès lors qu’à l’avenir chaque être aimé, chaque enfant aimé lu volerait un peu de cette force, de cette assurance, de ce froid courage et la ferait semblable aux autres, au troupeau, qui se pressait chacun contre les siens, ceux de son sang, dans les ténèbres. Ils se taisaient.
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 218
Hélène resta seule avec la fille poitrinaire, qui était entrée sans bruit, qui se glissa sur le tabouret du piano et commença à jouer à tâtons, laissant les familles dans leur chaleur, leur tendresse de bêtes dans l’étable. Hélène écarta un contrevent, et aussitôt la lumière de la lune ruissela sur le clavier, sur les mains maigres qui jouaient une musique ardente et malicieuse.
– Mozart, dit la jeune fille.
Puis elles se turent. Elles n’avaient jamais échangé une parole ; elles ne devaient plus se revoir… Hélène, le visage dans ses mains, écoutait la tendre, la fine, la moqueuse harmonie, ces accords limpides et allègres, ce rire qui raillait les ténèbres et la mort, et elle ressentait jusqu’au vertige l’orgueilleuse ivresse d’être elle-même, Hélène Karol, « plus forte, plus libre qu’eux tous… ».
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 220
Cinq ans sans revoir cette douce terre, la plus belle au monde… Ce laps de temps pourtant si bref lui semblait infini : elle avait tant vu de choses… elle s’était transformée d’enfant en jeune fille… Un monde avait croulé entraînant des hommes innombrables dans la mort, mais cela, elle l’oubliait, ou plutôt en elle un farouche égoïsme veillait. Avec la dureté impitoyable de la jeunesse, elle repoussa les souvenirs funèbres ; seule demeurait en elle la conscience de sa force, de son âge, de son pouvoir enivrant. Peu à peu une sauvage exaltation l’envahit.
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 236,237
– Belle et dure vie ! dit-elle tout haut.
- Le vin de solitude (1935), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007 (ISBN 978-2-226-15675-4), p. 285
– Où va-t-il ?
– Est-ce que je sais ?… Il est avec les siens comme un étranger…
La famille était réunie dans le salon, une pièce passante, aux quatre portes toujours ouvertes ; de là on pouvait épier la vie de la maison. Pour écouter le pas de Jean-Luc, les femmes retinrent leur souffle, mais il était loin déjà.
Laurent Daguerne dit doucement :
– Il est libre…
- Incipit
Comme je m'acharne sur lui, songea Jean-Luc : est-ce que… je l'envie ? Mais sans doute, mais certainement. Je voudrais sa place. Je voudrais être à ce moment de l'existence où tout est déjà lancé, projeté en avant sur une route sûre. Dans chaque carrière, après le démarrage, il y a comme un moment d'arrêt. La machine hésite, le destin hésite… On ressent à la fois et l'usure nerveuse, et une profonde impatience, et très bas, profondément celé en soi, le soupçon que tout ceci, peut-être, ne valait pas le voyage.
- Citation choisie pour le 20 mars 2022.
Le Pion sur l'échiquier, 1934
[modifier]- Le pion sur l'échiquier, Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 1934, p. 14
Tout m'ennuie mortellement. Je voudrais partir. Seul, surtout, grand Dieu, seul !… Dès qu'on avance le cou, on sent la chaîne. Misérables chiens que nous sommes… Je voudrais vivre, simplement vivre, et non pas besogner. Sans doute, chaque être au monde, depuis le commencement du monde, a rêvé d'un bonheur sans soucis, témoin l'Eden. Et, certes, on ne peut pas nous ôter la vieillesse, la maladie ni la mort, mais le travail du moins, la malédiction du travail devrait nous être épargnée… Je ne pense pas au travail d'un médecin, d'un paysan… mais les gens, comme moi, la majorité, les petits, le menu peuple des salariés au mois !… Travailler, donner tout ce qui fait le prix de la vie, la rêverie, le loisir, jusqu'à l'air et à la lumière de Dieu, en échange du pain quotidien, même pas assuré… Allez donc faire l'amour dans ces conditions…
- Le pion sur l'échiquier, Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 1934, p. 132
Les Feux de l'automne, 1957
[modifier]Car naturellement, il y a la mort. Elle a sa place dans les calculs domestiques. Mais ce ne pas une bête sauvage, tapie, à l’affût, prête à bondir. On est en 1914, que diable ! Le siècle de la science, du progrès. La mort elle-même se fait petite devant ces lumières.
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 29
C'était un temps où certains hommes se laissaient aller au désespoir, certaines femmes à la débauche, mais Thérèse et bien d'autres soignaient les blessés et faisaient des rêves d'avenir avec confiance.
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 133
– Moi ? Ma devise désormais c'est « Dans la vie faut pas s'en faire ». Les pires imprudences, les plus énormes folies, je les accomplirai l'âme sereine, sûr que rien n'agit sur rien et que tout continuera à rouler comme par le passé, tant bien que mal. Je ne crois plus aux catastrophes, puisque la dernière a avorté. Je ne crois plus au malheur, ni à la mort. l'humanité toute entière est dans l'état d'esprit d'un enfant à qui Croquemitaine a cessé de faire peur.
– Il faut croire en l'amour, dit-elle en plissant légèrement les paupières.
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 148
Les hommes, pendant quatre ans, avaient pris toutes sortes d'habitudes nouvelles : celle de l'angoisse, celle de la douleur, celle du désespoir, celle de la familiarité grossière ou héroïque avec la mort, mais ils avaient perdu la vieille et seine habitude de l'ennui. On avait bien parlé de l'ennui des tranchées, mais il était à base d'angoisse et d'espérance. « Au fait, c'est peut-être cela que nous recherchons, songeait Bernard : trembler, se réjouir, risquer, échapper à la mort… Il aurait fallu nous proposer de grandes aventures… des batailles nouvelles, un monde à reconstruire. On a su que nous offrir de l'argent et des femmes. Seul aliment au rêve : une Hispano-Suiza. »
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 213
Dans votre vie, ces grands feux n'ont pas brûlé. Ils s'allumeront. Ils dévasteront bien des choses. Vous verrez, vous verrez…
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 233
Pourquoi ces gens qui, à vingt ans, se sont battus avec un courage qui a forcé l'admiration du monde entier et de l'ennemi lui même, pourquoi ont-ils l'air maintenant de se moquer de leur pays, de ne tenir à rien n'y personne qu'à eux mêmes? Pourquoi, ayant donné leur vie pour rien, vendent-ils à présent leur âme pour des francs-papier?
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 269
« je ne veux pas connaître le fond de l'affaire. Je ne suis qu'un honnête courtier… », chaque fois que j'empochais l'argent, je sabotais de mes propres mains, aurait-on dit l'avion où mon fils a trouvé la mort. Et si cet accident-là n'est dû qu'au hasard ? Si ma conscience inquiète me reproche un crime que je n'ai pas commis, alors c'est que d'autres avions sont tombés à cause de moi, d'autres enfants sont morts à cause de moi. Bernard Jacquelain, qui n'était pas plus méchant, ni plus malhonnête qu'un autre, mais qui aimait le plaisir et l'argent. Comme tous, mon Dieu, comme tous ! Ne voulant pas être dupes, évitant de prendre au tragique nos petites affaires, nos petites combines, ne croyant pas au pire et persuadés que :
T'en fais pas, Bouboule
Et tout finira très bien !
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 299
Voilà, songeait Bernard : ils ont vulgarisé le mal qui, autrefois, était l'apanage d'une petite société restreinte et qui, par cela même, ne pouvait être trop nuisible. Ils ont démocratisé le vice et standardisé la corruption. Tout le monde est devenu malin, jouisseur, profiteur. Alors… Embouteillage dont les coupables ont pâti comme les autres. Il y a une sorte d'ironie et amère justice dans tous ces événements. Ironique et terrible, pensa-t-il encore.
- Les Feux de l'automne (1957), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2007, p. 313
Deux, 1939
[modifier]Marianne compta sur ses doigts :
« Quatre mois à peine. Le temps va follement vite en ce moment. Oh ! écoutez, qu'est-ce que c'est ? Le feu d'artifice. »
Mais ils ne bougeaient pas. Ils étaient revenus s'étendre sur le lit. Déjà la nuit. Ils entendaient le bruit des fusées, les cris de la foule. Ils avaient éteint les lampes pour éloigner les moustiques qui sifflaient encore au-dessus de leurs têtes. La lueur d'une chandelle romaine éclaira le plafond et Marianne vit l'ombre de leurs corps enlacés paraître un instant et s'effacer.
- Deux, Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 1939, p. 54
- Deux, Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 1939, p. 220
Jézabel, 1936
[modifier]Une femme entra dans le box des accusés. Elle était belle encore, malgré sa pâleur, malgré son air hagard et las ; seules, les paupières d'une forme délicieuse, étaient fanées par les larmes et la bouche affaissée, mais elle paraissait jeune. On ne voyait pas ses cheveux cachés sous le chapeau noir.
Elle porta machinalement ses deux mains à son cou, cherchant, sans doute, les perles du long collier qui l'avait orné autrefois, mais son cou était nu ; les mains hésitèrent ; elle tordit lentement et tristement ses doigts, et la foule haletante qui suivait des yeux ses moindres mouvements fit entendre un sourd murmure.
– Messieurs les jurés veulent voir votre visage, dit le président. Enlevez votre chapeau.
– Quoi ?
– Ma mère devant moi s'est montrée...
Le Maître des âmes, 2005
[modifier]– J'ai besoin d'argent !
– Je vous ai dit : non.
Dario, en vain, se forçait au calme. Sa voix était stridente dans les moments d'émotion. Il gesticulait. Il avait le type levantin, un air inquiet et affamé de loup : ces traits qui ne sont pas d'ici, ce visage qui semble avoir été pétri avec hâte par une main pleine de fièvre.
Il cria avec fureur :
– Vous prêtez de l'argent, je le sais !
Tous refusaient lorsqu'il les priait humblement. Il fallait d'autres accents. Patience ! Il saurait se servir de la ruse et de la menace tour à tour. Il ne reculerait devant rien.
- Incipit
- Le Maître des âmes, Irène Némirovsky, éd. Denoël, 2005 (ISBN 2-207-25764-9), p. 29
Dario jura tout bas. Pourquoi, pour d'autres, la vie avait-elle un goût subtil et délicieux ? Pour lui, c'était une nourriture crue et grossière à chercher avec peine, à arracher avec effort. D'un coup de dents, lorsqu'il était impossible de faire autrement. Pourquoi ?
- Le Maître des âmes, Irène Némirovsky, éd. Denoël, 2005 (ISBN 2-207-25764-9), p. 53
« Une âme… Oui, c'est cela que je cherchais, le mot que j'ignorais avant de l'avoir connue. Non pas ce qu'on appelle communément ainsi, ce faible lumignon qui éclaire vaguement d'épaisses masses de chair, mais une grande et brillante lumière. »
Il dit :
– Elle se résigne, et ce n'est pas de la lâcheté, mais de la fierté. Elle ne craint pas la pauvreté, et puis… lorsqu'elle me regardait, parfois…
Il mit sa main sur ses yeux et dit lentement, d'une voix étouffée :
– Je sentais la paix descendre en moi.
- Le Maître des âmes, Irène Némirovsky, éd. Denoël, 2005 (ISBN 2-207-25764-9), p. 122
Elle lui caressa les cheveux.
– Dario, c'est un grand bonheur, pour un mari et une femme, de parler la même langue, et d'avoir eu faim ensemble, d'avoir été humiliés ensemble. Ne le crois-tu pas ?
- Le Maître des âmes, Irène Némirovsky, éd. Denoël, 2005 (ISBN 2-207-25764-9), p. 123
Les Biens de ce monde, 1941
[modifier]Ils étaient ensemble : ils étaient heureux. La famille vigilante se glissait entre eux et les séparait avec une implacable douceur, mais le jeune homme et la jeune fille savaient qu'ils étaient proches l'un de l'autre ; le reste s'effaçait. C'était un soir d'automne, au bord de la Manche, au commencement de ce siècle. Pierre et Agnès, leurs parents, la fiancée de Pierre attendaient le dernier feu d'artifice de la saison. Sur le sable fin des dunes, les habitants de Wimereux-Plage formaient des groupes sombres, à peine éclairés par les étoiles. L'humide air marin flottait autour d'eux. Une paix profonde régnait sur eux, sur la mer et sur le monde.
- incipit
- Les Biens de ce monde (1941), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2005 (ISBN 2-226-15850-2), p. 7
Elle regardait ses enfants tour à tour, joignant les mains, défaite et tremblante. Personne ne lui répondit. Elle s'avança vers son fils et l'embrassa. Ce baiser la trompait ; cette présence la trompait. Il était là, et il était absent, puisqu'il allait partir. Il lui semblait qu'elle pressait contre elle un fantôme, une pâle ombre qui s'évanouissait dans ses bras et qu'elle ne pouvait retenir. Et, cependant, pas une larme ne lui échappait. Sa douleur était trop étrange et trop vive pour lui permettre des pleurs.
- Les Biens de ce monde (1941), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2005 (ISBN 2-226-15850-2), p. 67
Mais elle ne sentait plus ni peine, ni fatigue. Il lui semblait qu'elle avait fait sa moisson, récolté toute sa richesse, tout l'amour, et le rire, et les larmes que Dieu lui devait, et que maintenant tout était fini, qu'elle n'avait plus qu'à manger le pain qu'elle avait moulu, boire le vin qu'elle avait pressé, que tous les biens de ce monde avaient été engrangés par elle, que toute l'amertume, toute la douceur de la terre avaient donné leur fruit. Il achèveraient leur vie ensemble.
- Les Biens de ce monde (1941), Irène Némirovsky, éd. Albin Michel, 2005 (ISBN 2-226-15850-2), p. 319
Dimanche, 2000
[modifier]Sa fille raconte que, au moment de son arrestation, on lui a offert la possibilité de s’échapper. Elle aurait répondu : « Pas de second exil. » La terre, c’était la France, sa seule patrie : la langue française.
- préface de Laure Adler
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. IV
La rue Las Cases était tranquille comme au cœur de l’été, chaque fenêtre ouverte abritée d’un store jaune. Les beaux jours étaient de retour ; c’était le premier dimanche de printemps. Tiède, impatient, inquiet, il poussait les hommes hors des maisons, hors des villes. Le siècle brillait d’un tendre éclat. On entendait le chant des oiseaux dans le square Sainte-Clotilde, un doux pépiement étonné et paresseux, et, dans les rues calmes et sonores, les rauques croassements des autos qui partaient vers la campagne. Nul autre nuage au ciel qu’une petite coquille blanche, délicatement roulée, qui flotta un instant et fondit dans l’azur. Les passants levaient la tête avec une expression émerveillée et confiante, et respiraient le vent, en souriant.
- Incipit
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 7
Mais les cloches sonnaient encore, lentement et mélancoliquement, elles semblaient dire : « Allez, bonnes gens, nous regrettons de ne pas vous garder davantage. Nous vous avons abrités aussi longtemps que nous avons pu, mais nous sommes bien forcées de vous rendre au siècle et à vos soucis. Allez maintenant. La messe est dite. »
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 8
Elle commençait toujours ses phrases ainsi. Il était impossible de retrouver dans ses pensées, ni dans ses propres propos, un mot, un éclair qui n’eût pas trait à elle-même, à ses toilettes, à ses amis, aux mailles de ses bas qui sautaient, à son argent de poche, à ses plaisirs. Elle était… triomphante. Sa peau avait la blancheur de certaines fleurs veloutées, pâles et éclatantes à la fois, comme le jasmin, le camélia, mais on voyait le jeune sang battre au travers, monter à ses joues, gonfler les lèvres qui semblaient prêtes à faire jaillir un suc rose et ardent comme le vent. Ses yeux verts étincelaient.
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 9/10
Un contentement orgueilleux rayonnait sur ses traits et, sur ce visage que la jeunesse adoucissait encore, on pouvait voir par instants transparaître le dessin sec et dur des traits que masquait la chair fraîche et lisse. Ses yeux froids er railleurs, son cou dressé avec arrogance, le petit pli méprisant de la lèvre mince, tout cela devançait déjà la femme qui apparaîtrait vers les années quarante, qui dirait : « Le président a fait pressentir mon mari, mais j’estime… » et : « Tout dépend de l’Angleterre », et : « C’est le moment où chacun doit oublier ses préoccupations personnelles pour ne penser qu’au parti !... et : « Gérald, vous en parlerez au ministre… »
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 51-52
Ginette descendit lentement de sa chaise, lentement elle passa autour de son cou la vieille écharpe bleue, déteinte, qui, nouée sous le menton, remplaçait le col de fourrure depuis longtemps vendu, elle ouvrit la porte, se glissa dehors sans bruit, humblement, et disparut dans la nuit froide.
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 55
J’avais quinze ans. J’étais un enfant d’émigrés russes. J’habitais en Finlande, dans un hameau perdu au fond des forêts. C’étaient l’hiver, la saison où le soleil se couche à trois heures, où, sous un ciel de cristal noir, la plaine glacée scintille de feux sourds. C’était l’hiver et la guerre civile.
- Dimanche et autres nouvelles, Irène Némirovsky, éd. Stocks, 2000 (ISBN 978-2-234-05219-2), p. 57