Nous ne connaissons les choses que par les systèmes de transformation des ensembles qui les comprennent. Au minimum, ces systèmes sont quatre. La déduction, dans l’aire logico-mathématique. L’induction, dans le champ expérimental. La production, dans les domaines de pratique. La traduction dans l’espace des textes. Il n’est pas complètement obscur qu’ils répètent le même mot. Qu’il n’y ait de philosophie que de la Duction – au préfixe, variable et nécessaire, près – on peut passer sa vie à tenter d’éclairer cet état de choses. Au feu de la réjouissance, aux lumières de la séduction. De fait, nos aïeux avaient un meilleur mot : déduit. Et le cycle entier recommence.
La traduction, Michel Serres, éd. Les Éditions de minuit, 1974 (ISBN9782707300065), chap. Preface, p. 9
Rien ne se construit, ne se fait, ne s'invente, sinon dans la paix relative, dans une petite poche de paix locale rare maintenue au milieu de la dévastation universelle produite par la guerre perpétuelle.
Les Cinq sens, Michel Serres, éd. Bernard Grasset, 1985 (ISBN2-246-33431-4), p. 75
Nous vivons aujourd'hui une crise aiguë des langues. Jadis tenues pour trésors, elles tombent en mésestime, chacun saccage la sienne, comme on a fait de la terre.
Les Cinq sens, Michel Serres, éd. Bernard Grasset, 1985 (ISBN2-246-33431-4), p. 376
Loin de dessiner une suite alignée d’acquis continus et croissants ou une même séquence soudaine de coupures, découvertes, inventions ou révolutions précipitant dans l’oubli un passé tout à coup révolu, l’histoire des sciences court et fluctue sur un réseau multiple et complexe de chemins qui se chevauchent et s’entrecroisent en des nœuds, sommets ou carrefours, échangeurs où bifurquent deux ou plusieurs voies.
Éléments d’histoire des sciences (1989), Michel Serres, éd. Larousse, 1997 (ISBN2-03-750038-6), chap. Préface qui invite le lecteur à ne pas négliger de lire..., p. 16
Alors que les sciences s’étagent, s’effeuillent, séparées ou mélangées, en mille disciplines, et qu’elles changent sans cesse et fluctuent, produisant des temps différents, souvent imprévisibles dans leur avancée, ce qui reste relativement invariant dans leur histoire fulgurante et troublée, sont les lieux de convergence et de bifurcation où se posent les problèmes et où se prennent ou ne se prennent pas les décisions.
Éléments d’histoire des sciences (1989), Michel Serres, éd. Larousse, 1997 (ISBN2-03-750038-6), chap. Préface qui invite le lecteur à ne pas négliger de lire..., p. 17
Pas de science sans technique, sans machines, surtout de celles que Jacques-Louis Lions appela outils universels, pour ce qu’elles ont de l’outil l’efficace et l’universel la scientificité : les ordinateur. Tout le monde croit et à mille raisons de croire que ceux qui les inventèrent, depuis Leibniz et Pascal jusqu’à Turing et von Neumann, les avaient dans l’esprit tout armées avant de les construire dans leurs principes, matériels et logiciels. Non. Qui cherche ne sait pas, tâtonne, bricole, hésite, garde ses propres choix ouverts.
Éléments d’histoire des sciences (1989), Michel Serres, éd. Larousse, 1997 (ISBN2-03-750038-6), chap. Préface qui invite le lecteur à ne pas négliger de lire..., p. 29
En réaction violente, mais juste, contre d’anciens idéaux, pervers, qui prêchaient un universel presque toujours réductible à une domination impérialiste et envahissante, nos discours, depuis au moins un demi-siècle, bruirent de nos différences. Dominantes, les sciences humaines nous apprirent, en ce laps de temps, à ne pas seulement nous aimer les uns les autres, mais à reconnaître et respecter les droits des cultures, genres, sexes, langues et usages, autres. Nous devons leur savoir gré d’avoir ouvert ces multiplicités variées. Or, par un paradoxe pervers, la différence finit par s’imposer, à son tour, comme un dogme universel qui, partout et toujours, interdit de parler pour toujours et partout. Seul le local peut-il s’exprimer ? Cette loi sans justice oublie la géométrie.
Les Origines de la géométrie, Michel Serres, éd. Flammarion, 1993 (ISBN978-2-0812-6070-2), chap. L’Universel : l’une de ses premières constructions, p. 9
L’histoire des sciences mathématiques se transforme en même temps que se poursuit leur invention, et si profondément, parfois, qu’elles semblent changer, plus que d’allure, de nature.
Les Origines de la géométrie, Michel Serres, éd. Flammarion, 1993 (ISBN978-2-0812-6070-2), chap. Les différences : chaos en histoire des sciences, p. 15
Voilà les conditions ou fondements de la science : il existe un nous transcendantal qui a pour objet une terre transcendantale, celle que mesurent ou décrivent, en fait, toutes les géométries ou topologies de l’histoire, ancienne et à venir. Voilà les fondements de la connaissance scientifique en général, abstraite ou concrète. Aussi concrète que le sont sont le monde et les choses.
Les Origines de la géométrie, Michel Serres, éd. Flammarion, 1993 (ISBN978-2-0812-6070-2), chap. Premier en logique : L’ÉLÉMENT - Origine automatique et retour aux origines socio-politiques - La Terre de la Géométrie, p. 306
Or les méthodes algorithmique, anciennes puisqu'elles datent des Babyloniens, mais nouvelles depuis les ordinateurs, cousant donc, elles aussi, deux mondes et deux temps, président aux technologies de simulation, qui approchent l'existence avec une proximité exquise. Elles suggèrent, parfois, des chemins nouveaux de passage du local au global dont la raison classique, préoccupée directement de l'abstrait, lumineusement global, ne soupçonnait pas la fiabilité. Comme les algorithmes procèdent, au sens absolu du terme, c'est à dire qu'ils décrivent des processus, des méthodes par ensembles de chemins, leur raison peut se dire cartographique. En procédant pas à pas, mais à la vitesse de la lumière, la simulation rattrape ce que nous appelions la raison.
Atlas, Michel Serres, éd. Flammarion, 1996 (ISBN2-08-081340-4), p. 18
Dis-moi ce que tu exclus, je te dirai ce que tu penses. Les choses mises hors la science, ou hors la mémoire de l'histoire des sciences, nous instruisent toujours excellemment sur ce qui passe pour su. Celui ou ce qu'on chasse ou expulse enseigne plus de choses sur ceux qui l'excluent que tous les discours que ceux-ci tiennent sur eux-mêmes.
Atlas, Michel Serres, éd. Flammarion, 1996 (ISBN2-08-081340-4), p. 92
À l'Ouest, à l'Est, rien de nouveau. Pour qu'il y ait histoire, il faut au moins qu'il se passe du différent dans le réel ou le représenté. Il faut que le whisky vous saoule et que la parole nous dise. Si nous ne rejetons de la bouche les mots et les boissons, voici qu'il n'y a plus que les mille milliards et les mille millions de mille sabords, toutes fenêtres de la représentation identiques, alignées indéfiniment sur une coque vide. La société de la répétition et de l'instinct de mort a pris le relais de la société du spectacle, elle s'installe pesamment sur nos corps. Et le vieux picaresque, rutilant de différences, a dérivé vers l'uniforme ou le déguisement pareil de ridicules Turlurons.
Hergé mon ami, Michel Serres, éd. Moulinsart, 2000 (ISBN2-930284-24-2), p. 138
Chasser signifie aussi écarter, repousser, mettre entre soi et le banni la plus grande distance, par exemple celle qui sépare la Belgique du Tibet, remplacer la proximité par l'éloignement: exclure fait donc du prochain un être lointain.
Seul l'intense effort d'un grand voyage fait, à l'inverse, que l'être lointain redevient le prochain.
Hergé mon ami, Michel Serres, éd. Moulinsart, 2000 (ISBN2-930284-24-2), p. 149
Dites: qui allons-nous rencontrer, en Occident, au retour de l'Himalaya?
Des bêtes abominables qui chassent les misérables.
Si nous comprenions cela, que l'abominable est bon, que la bête immonde est l'homme même, et si nous faisions rentrer tous les exclus à la maison, notre monde, où la dénonciation fait notre pain quotidien, deviendrait un paradis, où nous léviterions, comme Foudre Bénie.
Hergé mon ami, Michel Serres, éd. Moulinsart, 2000 (ISBN2-930284-24-2), p. 167
Il ou elle écrit autrement. Pour l’observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de « dactylo.».
Jusqu'à ce matin compris, un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. Il oralisait de l'écrit, une page-source. S'il invente, chose rare, il écrira demain une page-recueil. Sa chaire faisait entendre ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait le silence. Il ne l'obtient plus.
Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas. Pratique et rapide, l'ordre peut emprisonner pourtant; il favorise le mouvement mais à terme le gèle. Indispensable à l'action, la check-list peut stéréliser la découverte. Au contraire, de l'air pénètre dans le désordre, comme dans un appareil qui a du jeu. Or le jeu provoque l'invention.
Je le répète déjà: comment estimer, comment mesurer l'importance d'un évènement, sa nouveauté? si vraiment cette mesure est proportionnelle à la longueur de la durée qu'il achève, cet épuisement brutal de la population rurale constitue l'une des ruptures les plus importantes et les plus rares de ce siècle, puisqu'elle finit une ère qui débuta voici dix mille ans.
Lesdites nouvelles technologies changent nos liens, nos voisinages, nos savoirs et nos manières d'en prendre connaissance. Le connectif remplace le collectif. Le plus ignorant d'entre nous jouit désormais d'un accès assez facile à plus de connaissances que le plus grand savant du monde hier.
De plus, et contrairement aux industries et aux instances financières, seule la science a l'intuition et le souci du long terme, parfois même le très long, peut nous faire prendre connaissance du contemporain et nous aider à l'anticipation.
La main se mit à prendre et à entreprendre, je veux dire à tenir, saisir, frapper, que sais-je?, à entrer donc dans des pratiques justement dites manuelles, certes, et dures de surcroît, mais aussi bien à caresser, acte déjà plus léger, puis à faire signe, à écrire, à parler aux sourds-muets, à compter sur les doigts des nombres - on dit bien digital, pour les comptes et les codes-, bref, elle quitta le règne du concret pour se glisser dans une sorte d'abstraction. Propre au dur, elle inventa le doux. Travailler manuellement ne signifie pas toujours, en effet, agir sur ou dans le dur.
Le gaucher boiteux, Michel Serres, éd. Le Pommier, 2015 (ISBN978-2-7465-0695-4), p. 182
Toujours là pour vendre et acheter, Hermès-Perette détrône aujourd'hui tous les producteurs, de la terre ou de la forge, les étrangle même, parce que la place du marché ne cessant de se gonfler jusqu'à ne plus connaître de frontières, les bénéfices des échanges croissent, alors que la production garde une valeur locale, toujours ailleurs concurrencée. Á la tête des entreprises, le commerçant remplace aujourd'hui l'ingénieur. Comme la transaction rapporte plus que l'action, la criée l'emporte sur le tour de main et le savoir-vendre tue le savoir faire.
Le gaucher boiteux, Michel Serres, éd. Le Pommier, 2015 (ISBN978-2-7465-0695-4), p. 228
La dynamique de l'argent produit donc, de nouveau, le schéma Omnes in unum: un cénacle restreint de dieux olympiens, obèses d'ambroisie, plane au-dessus d'une mer croissante d'appauvris.
Le gaucher boiteux, Michel Serres, éd. Le Pommier, 2015 (ISBN978-2-7465-0695-4), p. 229
Plus tard, j'eus à mesurer les distances du savoir. Mieux valait habiter Paris ou une grande ville pour accéder aux bibliothèques, aux universités, aux centres documentés. Un renseignement, une citation pouvaient coûter des journées de voyages et des heures de recherche. Clic, aujourd'hui, un centième de seconde pour le même résultat.
C'était mieux avant !, Michel Serres, éd. Le Pommier, 2017 (ISBN978-2-7465-1288-7), p. 61
Ces paroles ignobles de la Marseillaise où on parle du sang impur des ennemis, qui est un mot d'un racisme tel qu'on devrait avoir honte de l'enseigner aux enfants. Quels que soient les ennemis, qu'ils aient un sang impur, c'est quand même d'un racisme, j'aurais honte de l'enseigner à mes étudiants, ils ont tous un sang pur et l'impureté du sang est quelque chose qui me fait horreur. […] Ce n'est pas seulement un imaginaire raciste, c'est une tradition qui a été si longue qu'elle a fondé beaucoup de traditions politiques, beaucoup de philosophies du droit .
Michel Serres, 9 mai 2008, France Culture, dans Vendredis de la philosophie.
Je suis de tradition grecque, comme tous les philosophes ; mais on oublie trop souvent qu'il y a au moins deux traditions, celle de Platon et celle d'Aristote. J'ai longtemps été, en raison de mon intérêt pour les mathématiques, pleinement platonicien. Il m'a fallu un certain âge pour « découvrir » la pensée d'Aristote. Je suis maintenant devenu plutôt aristotélicien… Il suffit de lire les Allemands pour se rendre compte qu'ils sont eux-mêmes aristotéliciens, pour la bonne et simple raison qu'ils n'ont pas eu nos Lumières ni la Révolution française, qui a supprimé chez nous la tradition aristotélicienne pour ne garder que la tradition platonicienne. La tradition aristotélicienne étant associée au Moyen Âge, à la scolastique, au christianisme… D'une certaine manière, Heidegger, c'est du Aristote… Du Aristote traduit en Allemand.
Une intensité de lumière, entretien avec Michel Serres
Cahier Simone Weil, Cahier dirigé par Emmanuel Gabellieri et François l'Yvonnet, éd. Éditions de l'Herne, 2014 (ISBN978-2-8519-7174-6), p. 37