C'était à la fin de 1967. En France, en Allemagne et même en Italie, apparaissaient déjà les prodromes de ce qui allait se passer en 1968. Les premiers mouvements étudiants avaient commencé ; le durcissement de la situation au Vietnam mettait en lumière la crise d'une certaine hypothèse de coexistence sur laquelle était fondé le rapport URSS-États-Unis ; la « révolution culturelle » chinoise était en plein développement ; les journaux publiaient en première page la photographie du « Che » assassiné ; l'inquiétude se répandait dans la classe ouvrière ; le problème du rôle, de la fonction, de la stratégie même des grands partis communistes d'Occident commençait à se poser avec une suffisante évidence. Je décidai d'accepter la proposition du parti, et d'abandonner mon poste de correspondante de l'Unità à Paris, où je résidais depuis cinq ans, pour rentrer en Italie et reprendre mon activité à l'intérieur de l'organisation militante, comme candidate aux élections législatives de mai 1968. J'étais poussée par une volonté, un véritable besoin de vérification. Vérifier dans mon pays, dans mon parti, ce qui était en train d'arriver. […]
Lettres de l'intérieur du parti, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Maspero, 1970, p. Préface
[…] Ces « lettres de l'intérieur du PCI » ont objectivement constitué la première tentative « non officielle » d' « analyse concrète d'une situation concrète », librement menée, sans dogmatisme d'aucune sorte, par un militant, pour vérifier les points de force et les points de faiblesse d'un grand parti communiste tel que le parti italien. On écrit souvent sur lui, surtout à l'étranger, parfois en termes mythiques, parfois au contraire pour y chercher « la preuve » de « l'échec » historique de tous les partis communistes.
L'occasion a été fournie par la campagne électorale pour le renouvellement du Parlement au printemps 1968. La « situation concrète » est celle de la ville de Naples, spécifique à bien des égards, mais qui par beaucoup d'autres points a une portée générale. […]À la différence d'autres camarades, je continue en effet à considérer qu'un parti comme le parti italien a la force, la capacité et, dans son ensemble, la volonté de se rénover à travers l'analyse, l'engagement et l'action collectives, pour faire face aux problèmes qui naissent de la nécessité de définir une stratégie de la révolution en Occident. L'affirmation que Gramsci mettait dans les « manchettes » de l'Ordine Nuovo est en ce moment plus valable que jamais : « Nous avons besoin de toute notre intelligence ». […]
Lettres de l'intérieur du parti, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Maspero, 1970, p. Avant-propos pour l'édition française
Pourquoi déclare-t-on que Maria Antonietta est « exhibitionniste » ? Si être exhibitionniste signifie se manifester, manifester ses idées et faire manifester aux autres les leurs, je reconnais que Maria Antonietta a été « exhibitionniste ». L' « exhibitionnisme » alors est la richesse créatrice d'une conscience, car il y a création et créateur quand on parvient par un effort d'imagination à éveiller sa propre singularité et à s'adresser à la singularité des autres en cherchant à susciter le plus grand nombre de points de contact. Dans ces conditions tout le parti devrait être beaucoup plus « exhibitionniste ». Non pas par principe, par démocratie, mais parce qu'un grand parti révolutionnaire a besoin d'éveiller toutes les idées. Au contraire ce que le Parti doit combattre, c'est la mégalomanie adipeuse qui attend immobile l'hommage dû à sa vérité immobile.
Lettres de l'intérieur du parti, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Maspero, 1970, chap. Lettre de Matta au Directeur de Rinascita, appendice, p. 282-283
On peut dire que la France est à Gramsci ce que l'Angleterre fut à Marx et à Engels et ce que l'Allemagne fut à Lénine, du point de vue de l'analyse et de l'effort de recherche sur la fonction de l'État moderne créé par la bourgeoisie, dans la perspective de jeter les bases de la révolution socialiste en Occident. […] À propos de la France, ce pays occidental dans lequel, toujours selon Gramsci, la bourgeoisie a le mieux su, depuis le XVIIIe siècle, s'assurer une complète domination idéologique, il écrit : « L'hégémonie bourgeoise est très puissante et a de riches réserves. Les intellectuels sont très concentrés (l'Institut, l'Université, les grands journaux et les revues de Paris) et, quoique très nombreux, ils sont complètement inféodés aux institutions culturelles nationales.
Pour Gramsci, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1974, p. 16-17
En posant la question des intellectuels, Gramsci aborde un problème théorique que le marxisme n'avait jamais soulevé : l'intellectuel est défini comme le « représentant de l'hégémonie », « le fonctionnaire de la superstructure », « le commis du groupe dominant », celui qui assure le consensus idéologique (commandement + hégémonie) de la masse autour du groupe dirigeant, qui sert de charnière entre la superstructure et l'infrastructure. Le rôle que joue l'intellectuel, à un niveau aussi important, peut cependant être modifié dans le sens d'un renversement total, en s'inscrivant dans une configuration historique qui n'est plus traditionnelle, dans laquelle il trouve de quoi établir un nouveau rapport organique avec la classe révolutionnaire montante, le prolétariat, en l'occurrence : l'intellectuel se trouve « organiquement » contraint d'accomplir une gigantesque tâche historique révolutionnaire qui, en raison même de son adhésion, ne peut pas être différée plus longtemps, surtout dans les moments de crise de la superstructure. Le rapprochement que Gramsci opère entre la classe ouvrière et les intellectuels, en tant qu' « intellectuels organiques du prolétariat », constitue une révolution dans la pensée communiste puisqu'il renverse l'orientation que les partis communistes avaient donnée à cet énorme problème.
Pour Gramsci, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1974, p. 204
Mon travail n'était pas un travail d'érudition, ce n'était pas un « cours » poli comme une boule de billard, ni une œuvre académique, universitaire, mais un travail militant […].
J'avais accepté cette série de cours dans une université comme Vincennes avec pour objectif précis de refléter en Occident la pensée de Gramsci, une pensée qui nous offre le plus grand nombre d'indications théoriques et politiques pour développer la lutte idéologique, pour ouvrir, donc, le front de la « troisième ligne » (comme dit Engels) du combat contre le capitalisme, et pour rapprocher de nous, idéologiquement, la révolution culturelle à travers la conception de « l'hégémonie » : la Révolution culturelle non comme un événement stéréotypé ou mécaniquement imité, mais comme expérience de greffe sur l'arbre de notre pensée marxiste. […].
Les dernières pages que j'avais laissées sur mon bureau concernaient l'essai de Gramsci sur les intellectuels, et sur l'influence idéologique que l'hégémonie bourgeoise exerce à travers ses propres intellectuels, les grands intellectuels, les intellectuels traditionnels, auxquels il faut opposer les « intellectuels organiques » du prolétariat, pour faire du prolétariat une classe idéologiquement hégémonique avant même d'être dominante.
Pour Gramsci, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1974, p. 284-285
Je comprends, à mon modeste niveau de Vincennes, le lien de complicité tacite qui unit entre eux ceux que l'on appela en Mai « les Mandarins de la culture ». Je comprends que chacun a son propre groupe, derrière lequel il se retranche. Chacun s'abrite derrière un professeur important, et ils forment ensemble autant d'agrégats moléculaires-protecteurs, appelés aussi, chez nous en Italie, « maffia universitaire ». Au fond, je suis en marge de tout cela, en dehors, étrangère et femme, privée aussi de la « protection » d'un « baron universitaire » qui a son code de règles non écrites et que j'ai ignorées. Non seulement par ignorance, mais par désir de netteté, comme en politique. […] Mais non, dis-je, ici, à Paris, de Vincennes aux grandes écoles, ne sont-ils pas ce qu'il y a de plus raffiné sur le plan culturel ? Puis je me rappelle Gramsci : « … Toute époque dite de décadence où le vieux monde se désagrège, est caractérisée par une pensée raffinée et hautement spéculative » (M.S., p.43). De fait, je sais, de près, que le monde culturel français se désagrège lentement, se défait ; des siècles de culture qui se noient dans l'abstraction, dans l'impuissance ; spectacle grandiose et terrible.
Pour Gramsci, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1974, p. 304-305
Je crois que rien mieux que cet appendice ne peut venir en conclusion de ces cours [à Vincennes], afin de sortir de la métaphysique des discours abstraits et, de l’idéalisme, tomber dans le matérialisme, parmi les « sujets » révolutionnaires, les protagonistes de notre présent, justement pour s’opposer de façon radicale, et non par des mots, à toute séparation entre théorie et pratique. Comme disait Marx dans sa 10ème thèse sur Feuerbach : « Le point de vue de l’ancien matérialisme c’est la société bourgeoise, le point de vue du nouveau c’est la société humaine ou l’humanité sociale. »
Pour Gramsci, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1974, p. 310
Nous avons fait à Vincennes un travail collectif sur, c'est-à-dire, contre le fascisme : éléments d'une analyse nouvelle, soutenue par des sciences elles aussi re-nouvelées, dans une réalité ré-actualisée. Nous nous sommes aperçus que ces questions dépassaient les murs d'une université française : c'est l'homme de la rue qui est concerné avec son ignorance et son pressentiment du fascisme.
Urgence politique, plus qu'historique ? Oui, dans un certain sens. Après 1968, les jeunes générations se sont aperçues que la fascisme n'avait pas disparu avec la guerre mondiale et la défaite militaire. […] Cette génération n'a pas vu surgir la révolution mais la contre-révolution, et le fascisme lui est apparu comme le danger du présent et non comme le spectre du passé. D'un coup, elle s'est aperçue qu'elle était démunie d'éléments d'analyse. Qu'est-ce que le fascisme ? Pourquoi le mouvement ouvrier a-t-il échoué face au fascisme ? Comme Gramsci s'interrogeait lui-même : « Pourquoi avons-nous perdu ? » Quel a été le véritable impact populaire du fascisme ? Quels chemins emprunte-t-il pour rallier le consensus des masses ? Quelles pulsions peuvent amener les hommes à agir contre leurs propres intérêts, y compris économiques ? Jusqu'à quel point n'a-t-il pas représenté la convergence sinistre d'une acceptation (résignée ou non) des masses avant tout petites-bourgeoises, et non seulement la confluence des éléments les plus réactionnaires d'une dictature capitaliste ? […]
Il me semble que la validité de ce travail théorique est déterminée par sa confrontation avec l'explosion d'une vitalité révolutionnaire que, depuis 1968, il devient de plus en plus difficile d'étouffer : reconnaissance de la théorie marxiste, de la libre discussion et du libre-débat d'une stratégie révolutionnaire, comprenant aussi bien : la libération de la femme, la politisation de la question sexuelle, la contraception, le divorce, la mise en question du système psychiatrique et pénitentiaire, le développement parmi les jeunes d'une nouvelle sensibilité, de nouveaux désirs qui témoignent d'un refus de plus en plus radical de la société capitaliste. Explosion qui pose sous d'autres formes la question de comprendre l'immense refoulement qui est à la base du fascisme. […]
Eléments pour une analyse du fascisme, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. 10/18, 1974-1975, p. 7-12
Quand le Nouvel Observateur a sorti son reportage sur un cours de sexologie à l'université de Vincennes (l'article avait un titre explicite : « Je te tiens, tu me tiens… »), s'il est vrai que les petits-bourgeois ont envoyé ausitôt des milliers de lettres au sous-secrétaire d'État Soisson pour se plaindre, pour rouspéter (« C'est ainsi que vous dépensez l'argent des honnêtes contribuables ? »), il n'en est pas moins vrai que la réaction générale a été la méfiance à l'égard du journal : dans toute cette affaire, c'est lui qui est apparu le plus suspect, avec son étrange moralisme de gauche. […] Moyennant quoi, je me suis souvenue qu'en effet, le soir, pendant que je tenais mon cours sur les origines du fascisme, des murmures étranges, des gémissements chantés se faisaient entendre dans la salle à côté, et que j'avais tapé plusieurs fois sur le mur pour les faire taire. En écoutant les commentaires grivois du quartier, où l'on avait dévoré les articles de France-Soir et où l'on ne parlait plus que de ça, je me suis dit qu'il devait s'agir de ce fameux cours de sexologie. J'en ai conclu que c'eût été une suprême ironie que de l'avoir à côté de moi, pendant que je dissertais sur « l'évolution structurale des classes en France ». Et je n'ai rien dit, de peur qu'on ne se fiche de moi encore plus. Je n'ai signalé la coïncidence qu'à un ami ; sa réponse ? « Eh bien, tu vois, l'Université ? Elle est décidément aussi vieille et décrépite qu'avant 68. Personne ne sait ce qui se passe d'intéressant dans la salle d'à côté. »
De la France, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1977, p. 31
[…] Sollers était de plus en plus dans son trip antitout. Il me conseillait, brillant : « Essaye un peu de faire comme si le PCI n'avait jamais existé. C'est démodé, les PC. On ne peut passer sa vie à penser au pécifisme. » - il disait qu'il y avait un PCIF (PCF + PCI, etc.)
Après Marx, Avril, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1978, p. 130
Recuperazione : récupération. Mot par lequel on désigne le processus inéluctable de digestion, par les pouvoirs, de leurs contestataires, même apparemment les plus énergiques. Il est bon de savoir que tout va vers une récupération. Ce mot n'est pas « indien » : il s'applique aux Indiens, comme à toutes les subversions qui les ont précédés (68, Manifesto, « maoïstes », féministes, etc.). Le problème est : pouvez-vous encore agir si vous savez déjà à l'avance que vous serez de toute façon récupérés ? Certains diraient non (« on ne lutte que pour mettre en place un nouveau pouvoir ») ; d'autres (dont l'auteur) oui (« ce serait trop triste de tout savoir pour, finalement, ne rien savoir »). Dérivation : non récupérable, se dit de quelqu'un qui se sait récupérable, lucidement, ou choisit, à chaque instant, ses récupérations et ses non-récupérations.
Après Marx, Avril, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Le Seuil, 1978, p. 129
Que se passe-t-il en 1959, en Italie ? Un tas de choses. Mais pour moi l'unique événement intellectuel qui me reste collé à la mémoire, c'est Pasolini à Vie Nuove, précédé par quelques lettres plutôt cérémonieuses, adressées à la directrice : il écrivait « Madame », je répondais « Monsieur ». Ce qui me semble le plus extravagant aujourd'hui, c'est qu'à l'époque je ne savais pas que l'auteur des Cendres de Gramsci avait été expulsé du PCI en 1949. Pour « indignité morale ». Mais la renommée dissout les anathèmes, et, même expulsé, un artiste célèbre peut devenir un « compagnon de route » du PCI. Dans ce contexte, qui permet bien des entorses à la règle, et des bizarreries, l'important c'est que l'artiste continue à accepter le Parti comme force essentielle. Ce que fit Pasolini jusqu'à la fin de sa vie, même à travers ses dernières déclarations : « Le PCI est l'unique force saine dans un pays horriblement pourri », ou bien : « Je suis un marxiste qui vote PCI ». Il avait décidé de faire de sa tribune un acte de contestation du moralisme communiste, qu'il qualifiait de « morale pour vieilles filles » qui sentait à cent lieues la rance idéologie du marxisme orthodoxe. Le stalinisme était alors en pleine vigueur. […] Pasolini était l'intellectuel le plus doux, le plus délicat, le plus disponible que j'eusse connu. Il était mille fois plus aisé de le « diriger », lui, qu'un rédacteur inculte muni de la carte du Parti. Outre sa rubrique hebdomadaire, il écrivait les articles que je lui demandais sur les sujets les plus disparates : par exemple, les Jeux Olympiques de Rome. Il trouvait toujours moyen de renverser les tabous, de libérer les textes de leur banalité, de faire s'entreridiculiser les clichés. […] Il parlait peu, ne soulevait pas de difficultés, préférait, comme moi, ne pas perdre de temps en arguties théologiques. […] Il devint mon seul maître. Il parlait à voix basse, voilée d'aménité, un peu aphone. Ce qu'il m'enseigna d'essentiel fut son mépris pour la lâcheté intellectuelle, et son amour pour toute forme d'hérésie.
Deux mille ans de bonheur, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Grasset, 1983, p. 301-302
[…] La génération qui sympathisa avec Mao devint pro-chinoise contre l'impérialisme panrusse, contre ces Moloch qu'étaient les appareils des partis communistes et contre la démission des vieux intellectuels, qui acceptaient l'asservissement culturel comme un acte révolutionnaire. « Aragon, ce vieux gaga », écrivaient les maoïstes de Tel Quel dans leur revue.
Vint l'époque de la Chine et de sa révolution culturelle ; et vint ensuite 68, écrasé par la meule droite-gauche de l'Europe ; vint le temps de Prague envahi par les chars russes, et de la normalisation ; derrière nous, il y avait la faillite de la révolution du sublime Che, et son assassinat, qui ressemble plutôt à celui de Garcia Lorca ou à celui de certains révolutionnaires espagnols qui avaient déplu à Staline. Symbole de la mise à mort de tout rebelle qui échappe aux raisons d'État, y compris à celle de Castro. Je comprends qu'il puisse être stratégiquement commode d'affirmer : « Vingt ans après notre stalinisme, d'autres récidivistes sans cervelle font bouillir la même soupe dans la marmite de Mao. » Je fais mienne la question de Foucault sur la rébellion des Iraniens contre le Shah et à mon tour je demande : « Ils n'auraient donc pas dû se rebeller contre la colonisation moscovite, ces crève-la-faim de Chinois ? ». Je n'ai pas honte de dire qu'à l'époque je me suis trompée, totalement. Mais ma position sur cette époque chinoise est antistratégique, si par stratégie on entend les évaluations des poltitologues et des philosophes qui, alors, s'orientaient dans un sens anti-chinois, sur l'élan d'une bordée idéologique venue de Russie et qui avait des relents de racisme envers les « Jaunes ». […]
La femme à la valise, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Grasset, 1988, p. 183-184
Procès à Paris : contre la Chine et la « dame italienne »
J'arrivai dans le célèbre studio de télévision de Pivot pour l'émission Apostrophes [en 1983]. […] L'émission avait pour thème : « Les intellectuels face à l'histoire du communisme ». […] À y repenser aujourd'hui la tête froide, ce fut le seul procès célébré en direct à Paris contre les maoïstes années 70, les hyper-marxistes maoïstes qui avaient ponctué cette époque de manière retentissante. Mais le malheur était que tous avaient disparu. Il ne restait qu'un seul accusé, une femme, et une étrangère. Une dame italienne, comme m'appelait Simon Leys. Cette première phase de l'opération était pourtant indirectement suivie d'une seconde, qui tendait à faire oublier la furie maoïste des intellectuels parisiens — lesquels d'ailleurs avaient tourné leur veste avec roublardise. Où étaient — me demandais-je, abattue — Serge July, Sartre, Glucksmann, Philippe Sollers et Kristeva, Althusser et Badiou, sans compter Alain Peyrefitte et Roland Barthes, première manière ? Et Alberto Moravia, avec son livre de voyage, annonciateur de cet amour intellectuel de l'Occident et traduit dans plusieurs langues ? Disparu lui aussi. À Paris, en France, en Europe, sur la planète, dans cette soirée organisée par Apostrophes, il n'y avait qu'un seul survivant du maoïsme universel : la dame italienne, responsable, pour reprendre les parole de Leys, d'avoir caché « que la société chinoise était une société totalitaire, asservie par une bureaucratie corrompue, affamée de pouvoir, qui paralysait tout… La Chine, planète morte ». […]
Pour moi, la Chine avait été tout autre chose. Je n'avais jamais assisté dans mon voyage à un seul acte de violence, un procès. En revanche, tout l'enseignement politique que j'avais pu entendre était basé sur ce leitmotiv : « Il faut convaincre avec la parole et jamais avec le bâton ». Ingénue ? Peut-être. Sûrement. Mais combien d'autres, encore plus ingénus ? […]
Si une conclusion est possible […] : il vaut mieux que les intellectuels européens retournent à eux-mêmes et que leurs analyses ne se déplacent plus ailleurs, toujours ailleurs et plus loin dans le monde, à la recherche de la voie lactée pour notre futur. L'idéologie, avec son cortège de fanatisme et d'iconoclastie, est morte.
La femme à la valise, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Grasset, 1988, p. 186-191
Contre les femmes, en Europe comme en Amérique, bien des vengeances raffinées sont en train de s'accomplir, après le féminisme : nous le savons bien, précisément dans la période postélectorale italienne (1987), avec des histoires hallucinantes telles que l'élection d'une porno-diva à un siège parlementaire. Une farce culturelle destinée à souligner la désertion ou la démission intellectuelle des femmes. Virginia Woolf vaut autant que Brigitte Nielsen. Et même moins. Madonna est mieux qu'Einstein. Si quelqu'un cite à la télé, mettons, cette phrase de Baltasar Gracian adressée aux femmes, « Un être humain privé d'instruction est un monde dans l'obscurité », on rit avec embarras autour de nous, et nous devenons antipathiques. La culture, dans la société du « mégashow », est un lest. Superflu. Il faut apprendre à valoriser uniquement ce qu'il y a sous les vêtements. Je dis uniquement, et pas également. Quant aux centres clés du pouvoir, la société se débarrasse de la présence inquiétante des femmes. Il y a toujours un homme sûr pour remplacer une femme controversée. Voulez-vos des chiffres ? Mon rapport au Parlement européen sur la « place des femmes dans les lieux de pouvoir en Europe » est toujours actuel. Et les choses ont même empiré. Les femmes (« superwomen ») sourient mais leur sourire est de plus en plus fatigué.
Dans ce malaise féminin, il y a celles qui cherchent d'autres voies. Non pour que le monde soit plus moderne et que les revendications haussent le tir mais parce que le progrès à tout prix les broie, que le « business » les pressure et qu'elles ne savent plus à quelles valeurs s'accrocher ou bien parce que leurs traditions de pionnières les pousse avec audace vers de nouvelles frontières.
Les femmes, surtout dans l'Amérique de l'hyperréalisme — « la version la plus avancée de la modernité dont nous ne sommes que la copie sous-titrée », selon Baudrillard —, vont jusqu'à la revendication extrême du sacerdoce. D'autres, en revanche, des féministes comme Christa Wolf (Berlin-ESt) ou Betty Friedan (seconde phase) brisent les « miroirs trompeurs » du vieux féminisme.
La femme à la valise, Maria-Antonietta Macciocchi, éd. Grasset, 1988, p. 361
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