Quand je dis nous, tu m'entends ; c'est surtout de toi que je parle : car, pour moi, la Bonne m'a toujours dit que mon étourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de savoir aimer, et que j'étais trop folle pour faire un jour des folies.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre VII — Réponse de Claire à Julie, p. 19
Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer ; je pense que quand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver soi-même les choses qu'on trouverait dans les livres ; c'est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, et de se les approprier : au lieu qu'en les recevant telles qu'on nous les donne, c'est presque toujours sous une forme qui n'est pas la nôtre. Nous sommes plus riches que nous ne pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l'emprunt et à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d'autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n'osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu'à remplir leurs greniers, et dans le sein de l'abondance se laissent mourir de faim.
Il y a, je l'avoue, bien des gens à qui cette méthode serait fort nuisible, et qui ont besoin de beaucoup lire et peu méditer, parce qu'ayant la tête mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qu'ils produisent d'eux-mêmes. Je vous recommande tout le contraire, à vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l'esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier.
Au sujet de la lecture.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre XII à Julie, p. 29
En approchant du bosquet, j'aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d'intelligences, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisamment suppliant, me demander un baiser.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre XIV à Julie, p. 34
J'ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, et la grande réserve de la table annonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes doubles.
Julie ou la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau, éd. Barbier, 1845, partie I, lettre XXIII, p. 84 (texte intégral sur Wikisource)
Quels moments ! ah ! pardonne ! j'ose te voir même t'occuper de moi : je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres ; je lis dans leur douce langueur que c'est à ton amant fortuné que s'adressent les lignes que tu traces ; je vois que c'est de lui que tu parles à ta cousine avec une si tendre émotion. Ô Julie ! ô Julie ! et nous ne serions pas unis ? et nos jours ne couleraient pas ensemble ? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon esprit ! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur, la rage me fait courir de caverne en caverne ; des gémissements et des cris m'échappent malgré moi ; je rugis comme une lionne irritée ; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi ; et il n'y a rien, non, rien que je ne fasse pour te posséder ou mourir.
À propos de l'état amoureux et des doutes qui le caractérise.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre XXVI à Julie, p. 55
Mais je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma raison s'égare au sein des délices : mes emportements t'effrayent, mon délire te fait pitié, et tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire à des félicités sans bornes.
À propos de l'état amoureux et des doutes qui le caractérise.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre XXXI à Julie, p. 63
Dieux ! quel ravissant spectacle, ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s'embrasser tendrement, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lis fraîchement éclos !
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre XXXVIII à Julie, p. 73
Si tu tiens ton engagement, tu t'ôtes un plaisir innocent et risques ta santé en changeant de manière de vivre, si tu l'enfreins, l'amour est doublement offensé et ton honneur même en souffre. J'use donc en cette occasion de mes droits ; et non seulement je te relève d'un vœu nul, comme fait sans mon congé ; mais je te défends même de l'observer au-delà du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de milord Edouard. A la collation je t'enverrai une coupe à demi pleine d'un nectar pur et bienfaisant ; je veux qu'elle soit bue en ma présence et à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grâces. Ensuite mon pénitent reprendra dans ses repas, l'usage sobre du vin tempéré par le cristal des fontaines ; et, comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des nymphes.
À propos de l'arrêt de tout alcool.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre LII de Julie, p. 73
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerre, de meurtres, que de misères et d'horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Gallimard, 1965, p. 87
Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences nâquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence.
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Gallimard, 1965, p. 94-5
A Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue et le poignarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là ; et l'honneur n'y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.
Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une épée, et n'est propre qu'à faire de braves scélérats.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie I, Lettre LVII à Julie, p. 103
Qu'une fille manque de raison, d'expérience pour juger de la sagesse et des mœurs, un bon père y doit suppléer sans doute ; son droit, son devoir même est de dire : Ma fille, c'est un honnête homme, ou, c'est un fripon ; c'est un homme de sens, ou, c'est un fou. Voilà les convenances dont il doit connaître ; le jugement de toutes les autres appartient à la fille.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre II de Milord Edouard à Claire, p. 135
Sondez bien votre cœur, ô Julie ! et voyez s'il vous est possible d'éteindre le feu dont il est dévoré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez en arrêter le progrès ; mais si Julie, pure et chaste, a pourtant succombé, comment se relèvera-t-elle après sa chute ? Comment résistera-t-elle à l'amour vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés ? Jeune amante, ne vous en imposez plus, et renoncez à la confiance qui vous a séduite : vous êtes perdue, s'il faut combattre encore : vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bonté étouffera par degrés toutes vos vertus. L'amour s'est insinué trop avant dans la substance de votre âme pour que vous puissiez jamais l'en chasser ; il en renforce et pénètre tous les traits comme une eau forte et corrosive, vous n'en effacerez jamais la profonde impression sans effacer à la fois tous les sentiments exquis que vous reçûtes de la nature ; et, quand il ne vous restera plus d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable.
Au sujet de l'amour.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre III de Milord Edouard à Julie, p. 138
Mais au fond, que penses-tu qu'on apprenne dans ces conversations si charmantes ? A juger sainement des choses du monde ? à bien user de la société ? à connaître au moins les gens avec qui l'on vit ? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l'erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n'est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu'ils diront de chaque chose.
Concernant le grand monde.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XIV à Julie, p. 164
Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres, et pour lesquels tous les autres parlent et agissent ; et comme chacun songe à son intérêt, personne au bien commun, et que les intérêts particuliers sont toujours opposés entre eux, c'est un choc perpétuel de brigues et de cabales, un flux et un reflux de préjugés, d'opinions contraires, où les plus échauffés, animés par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question.
Concernant le grand monde.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XIV à Julie, p. 165
[...] juge si j'ai raison d'appeler cette foule un désert, et de m'effrayer d'une solitude où je ne trouve qu'une vaine apparence de sentiments et de vérité, qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n'aperçois que larves et fantômes qui frappent l'œil un moment et disparaissent aussitôt qu'on les veut saisir. Jusques ici j'ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d'hommes ?
Concernant le grand monde.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XIV à Julie, p. 166
[...] et si l'on peut faire opiner l'habit d'un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet ?
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XV de Julie, p. 168
Avoir un carrosse, un suisse, un maître d'hôtel, c'est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme très peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde ; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l'autre monde ; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers, et ne valent guère la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles ; ils s'y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre, et comme représentants aux deux côtés ; ils sont personnages sur la scène, et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se rétrécit ; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité : on n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de chevaliers ; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui servent d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fous qu'eux en les imitant. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même ; il corrigea la cour en infectant la ville : et ses ridicules marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent.
Concernant l'emprise de la grande société sur la représentation théâtrale.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XVII à Julie, p. 179
Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'était toujours point venu ; et, dévoré d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitième j'ai reçu le paquet. A peine l'ai-je eut dans les mains, que, sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi ; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l'autre extrémité de Paris.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXII à Julie, p. 199
Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre ; car les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de faire la bête.
Concernant l'Opéra de Paris et l'aspect ridicule de ses représentations.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXIII à Madame d'Orbe, p. 203
Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit les cris d'une actrice à l'Opéra comme les tours de force d'un bateleur à la foire : la sensation en est déplaisante et pénible, on souffre tandis qu'ils durent ; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu'on en marque volontiers sa joie.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXIII à Madame d'Orbe, p. 205
J'aurais eu peine à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation.
Concernant l'Opéra de Paris et l'aspect ridicule de ses représentations.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXIII à Madame d'Orbe, p. 207
Celle qui la première introduit le vice dans une âme bien née, étouffe la voix de la conscience par la clameur publique, et réprime l'audace de bien faire par la crainte du blâme. [...] Vous braveriez plutôt cent périls qu'une raillerie, et l'on ne vit jamais tant de timidité jointe à une âme aussi intrépide.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXVII. Réponse de Julie, p. 216
[...] qu'est-ce que cette répugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l'estime n'en peut avoir aucun ?
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXVII. Réponse de Julie, p. 217
Pourquoi, dans une ville si riche, le bas peuple est-il si misérable, tandis que la misère extrême est si rare parmi nous, ou l'on ne voit point de millionaires ? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches ; mais ce n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre à la résoudre. C'est dans les appartements dorés qu'un écolier va prendre les airs du monde ; mais le sage en apprend les mystères dans la chaumière du pauvre. C'est là qu'on voit sensiblement les obscures manœuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardées au milieu d'un cercle : c'est là qu'on s'instruit par quelles iniquités secrètes le puissant et le riche arrachent un reste de pain noir à l'opprimé qu'ils feignent de plaindre en public. Ah ! si j'en crois nos vieux militaires, que de choses vous apprendriez dans les greniers d'un cinquième étage, qu'on ensevelit sous un profond secret dans les hôtels du Faubourg Saint-Germain, et que tant de beaux parleurs seraient confus avec leurs feintes maximes d'humanité si tous les malheureux qu'ils ont faits se présentaient pour les démentir !
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXVII. Réponse de Julie, p. 218
Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misère qu'on ne peut soulager, et que le riche même détourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secourir ; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont besoin les infortunés, et il n'y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la bourse à la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de ressources que la commisération vous laisse, au défaut des richesses, pour le soulagement de l'indigent. Souvent les opprimés ne le sont que parce qu'ils manquent d'organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois que d'un mot qu'ils ne peuvent dire, d'une raison qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrépide appui de la vertu désintéressée suffit pour lever une infinité d'obstacles, et l'éloquence d'un homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie II, Lettre XXVII. Réponse de Julie, p. 219
Adieu, mon cher et bon ami ; si je croyais que la fortune pût vous rendre heureux, je vous dirais : « Courez à la fortune » ; mais peut-être avez-vous raison de la dédaigner avec tant de trésors pour vous passer d'elle ; j'aime mieux vous dire : « Courez à la félicité », c'est la fortune du sage.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie III, Lettre XX de Julie, p. 277
[...] pourquoi serait-il permis de se guérir de la goutte et non de la vie ? L'une et l'autre ne nous viennent-elles pas de la même main ? S'il est pénible de mourir, qu'est-ce à dire ? Les drogues font-elles plaisir à prendre ?
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie III, Lettre XXI à Milord Edouard, p. 283
La véritable pénitence de l'homme lui est imposée par la nature : s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint d'endurer, il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demande ; et si quelqu'un montre assez d'orgueil pour vouloir faire davantage, c'est un fou qu'il faut enfermer, ou un fourbe qu'il faut punir.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie III, Lettre XXI à Milord Edouard, p. 284
Attends, et tu seras guéri. Que demandes-tu davantage ?
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie III, Lettre XXII. Réponse de Milord Edouard, p. 288
Tu as dit bien des choses en faveur de notre ancienne amitié ; mais je ne te pardonne pas d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur ; c'est de te chérir quoique tu m'éclipses. Ma Julie, tu es faites pour régner. Ton empire est le plus absolu que je connaisse : il s'étend jusque sur les volontés, et je l'éprouve plus que personne. Comment cela se fait-il, cousine ? Nous aimons toutes deux la vertu ; l'honnêteté nous est également chère ; nos talents sont les mêmes ; j'ai presque autant d'esprit que toi, et ne suis guère moins jolie. Je sais fort bien tout cela ; et malgré tout cela tu m'en imposes, tu me subjugues, tu m'atterres, ton génie écrase le mien, et je ne suis rien devant toi.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre II. Réponse de Madame d'Orbe à Madame de Wolmar, p. 305
Eh bien ! belle madame, ai-je tenu parole, et mon triomphe est-il complet ? Allons, qu'on se jette à genoux, qu'on baise avec respect cette lettre, et qu'on reconnaisse humblement qu'au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre II. Réponse de Madame d'Orbe à Madame de Wolmar, p. 307
En général, je pense qu'on pourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans le choix des aliments qu'ils préfèrent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d'herbages, sont efféminés et mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emporté dans la colère, aime à la fois l'un et l'autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Français, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie à tous les caractères. Julie elle-même pourrait me servir d'exemple ; car quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n'aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n'a jamais goûté de vin pur : d'excellents légumes, les œufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire ; et, sans le poisson qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait une véritable pythagoricienne.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre X à Milord Edouard, p. 339
J'ai examiné d'assez près la police des grandes maisons, et j'ai vu clairement qu'il est impossible à un maître qui a vingt domestiques de venir jamais à bout de savoir s'il y a parmi eux un honnête homme, et de ne pas prendre pour tel le plus fripon de tous. Cela seul me dégoûterait d'être au nombre des riches. Un des plus doux plaisirs de la vie, le plaisir de la confiance et de l'estime, est perdu pour ces malheureux. Ils achètent bien cher tout leur or.
Dans une note de Rousseau.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre X à Milord Edouard, p. 345
Pour moi je pense que le signe le plus assuré du vrai contentement d'esprit est la vie retirée et domestique, et que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point chez eux-mêmes. Un père de famille qui se plaît dans sa maison a pour prix des soins continuels qu'il s'y donne la continuelle jouissance des plus doux sentiments de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maître de sa propre félicité, parce qu'il est heureux comme Dieu même, sans rien désirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet être immense, il ne songe pas à amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites et la direction la mieux entendue : s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s'enrichit en possédant mieux ce qu'il a.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre X à Milord Edouard, p. 349
En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable sensation de fraîcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imagination du moins autant qu'à mes sens ; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert [...]. C'est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois et où vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre XI à Milord Edouard, p. 353
Si vous songez combien au fond d'un bois on est charmé quelquefois de voir un fruit sauvage et même de s'en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique clairsemés et de mauvaise mine ; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre XI à Milord Edouard, p. 355
On croirait que la nature est faite en France autrement que dans tout le reste du monde, tant on y prend soin de la défigurer ! Les parcs n'y sont plantés que de longues perches ; ce sont des forêts de mâts ou de mais, et l'on s'y promène au milieu des bois sans trouver d'ombre.
Dans une note de Rousseau.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre XI à Milord Edouard, p. 360
Au reste, j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez, et fait avec tant d'art que l'art n'y paraissait point, mais d'une manière si dispendieuse et entretenus à si grand frais, que cette idée m'ôtait tout le plaisir que j'aurais pu goûter à les voir.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie IV, Lettre XI à Milord Edouard, p. 363
Quand il est question d'estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes ; le vrai politique parcourt les terres et va dans la chaumière du laboureur. Le premier voit ce qu'on a fait, et le second ce qu'on peut faire.
Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore à Etange, à contribuer autant qu'on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à s'en sortir.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie V, Lettre II à milord Edouard, p. 404
[...] l'art de jouir est pour elle celui des privations ; non de ces privations pénibles et douloureuses qui blessent la nature, et dont son auteur dédaigne l'hommage insensé, mais des privations passagères et modérées qui conservent à la raison son empire, et servant d'assaisonnement au plaisir en préviennent le dégoût et l'abus. Elle prétend que tout ce qui tient au sens et n'est pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt qu'il tourne en habitude, qu'il cesse d'être un plaisir en devenant un besoin, que c'est à la fois une chaîne qu'on se donne et une jouissance dont on se prive, et que prévenir toujours les désirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les éteindre. Tout celui qu'elle emploie à donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette âme simple se conserve ainsi son premier ressort : son goût ne s'use point ; elle n'a jamais besoin de le ranimer par des excès, et je la vois souvent savourer avec délices un plaisir d'enfant qui serait insipide à tout autre.
Un objet plus noble qu'elle se propose encore en cela est de rester maîtresse d'elle-même, d'accoutumer ses passions à l'obéissance, et de plier tous ses désirs à la règle. C'est un nouveau moyen d'être heureuse ; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu'on peut perdre sans peine ; et si le vrai bonheur appartient au sage, c'est parce qu'il est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie V, Lettre II à milord Edouard, p. 409
Ce qui me paraît le plus singulier dans sa tempérance, c'est qu'elle la suit sur les mêmes raisons qui jettent les voluptueux dans l'excès. « La vie est courte, il est vrai, dit-elle ; c'est une raison d'en user jusqu'au bout, et de dispenser avec art sa durée, afin d'en tirer le meilleur parti qu'il est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouissance, c'est une mauvaise philosophie d'aller toujours jusqu'où le désir nous mène, sans considérer si nous serons pas plus tôt au bout de nos facultés que de notre carrière, et si notre cœur épuisé ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires épicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes, et, toujours ennuyés au sein des plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le temps qu'ils pensent économiser, et se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre à propos. Je me trouve bien de la maxime opposée, et jecrois que j'aimerais encore mieux sur ce point trop de sévérité que de relâchement. Il m'arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu'elle m'en fait trop ; en la renouant j'en jouis deux fois. Cependant je m'exerce à conserver sur moi l'empire de ma volonté, et j'aime mieux être taxée de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies. »
Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les choses de pur agrément.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie V, Lettre II à milord Edouard, p. 409
Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle où l'on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussée. [...] Les simples hôtes n'y sont point admis, jamais on mange quand on a des étrangers ; c'est l'asile inviolable de la confiance, de l'amitié, de la liberté. C'est la société des cœurs qui lie en ce lieu celle de la table ; elle est une sorte d'initiation à l'intimité, et jamais il ne s'y rassemble que des gens qui voudraient n'être plus séparés. Milord, la fête vous attend, et c'est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie V, Lettre II à milord Edouard, p. 410
Je ne suis pas un ange, il est vrai ; mais j'habiterai leur demeure, j'imiterai leurs exemples : on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie VI, Lettre VII. Réponde à Madame de Wolmar, p. 517
Un catholique mourant n'est environné que d'objets qui l'épouvantent, et de cérémonies qui l'enterrent tout vivant. Au soin qu'on prend d'écarter de lui les démons, il croit en voir sa chambre pleine ; il meurt cent fois de terreur avant qu'on l'achève ; et c'est dans cet état d'effroi que l'Église aime à le plonger pour avoir meilleur marché de sa bourse.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie VI, Lettre XI de M. de Wolmar, p. 546
Il faut que les écrits fait pour les solitaires parlent la langue des solitaires : pour les instruire, il faut qu'ils leur plaisent, qu'ils les intéressent ; il faut qu'ils les attachent à leur état en le leur rendant agréable. Ils doivent combattre et détruire les maximes des grandes sociétés, ils doivent les montrer fausses et méprisables, c'est-à-dire telles qu'elles sont. A tous ces titres, un roman s'il est bien fait, au moins s'il est utile, doit être sifflé, haï, décrié par les gens à la mode, comme un livre plat, extravagant, ridicule ; et voilà, monsieur, comment la folie du monde est sagesse.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie VI, Préface de Julie ou Entretien sur les romans, p. 579
Vous avez, vous autres qui brillez dans la capitale, des préjugés dont il faut vous guérir ; vous croyez donner le ton à toute la France, et les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les livres qui tombent à Paris font la fortune des libraires de province.
Julie ou La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1967 (ISBN2-08-070148-7), partie VI, Préface de Julie ou Entretien sur les romans, p. 580
L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.
Du contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Librairie Générale Française, coll. « Le livre de poche », 1996, partie Livre 1, chap. 1, p. 45 (texte intégral sur Wikisource)
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes […]. Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.
On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feroient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité-même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivoient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés.
Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre.
Du contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Marc-Michel Bousquet, 1762, p. 28
L'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté.
Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice pour être admise entre nous doit être réciproque. À considérer humainement les choses, faute de sanctions naturelles les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet.
Du contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1992, p. 61-2
Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal.
Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle. […] Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir.
Les peuples ainsi que les hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin.
Il est vrai qu'Aristote […] distingue le tyran du roi, en ce qui le premier gouverne pour sa propre utilité et le second seulement pour l'utilité de ses sujets ; mais […] il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote que depuis le commencement du monde il n'aurait pas encore existé un seul roi.
La loi judaïque toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables.
Il est pour les Nations comme pour les hommes un temps de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre à des lois ; mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à connaître, et si on la prévient l’ouvrage est manqué. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix siècles.
Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le Citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.
Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des Représentants, et pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un Peuple se donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus.
Mais si le Législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui nait de la nature des choses, que l’un tende à la servitude & l’autre à la liberté, l’un aux richesses l’autre à la population, l’un à la paix l’autre aux conquêtes, on verra les loix s’affaiblír insensiblement, la constitution s’altérer, & l’État ne cessera d’ètre agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, & que l’invincíble nature ait repris son empire.
Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau, éd. Marc Michel Rey, 1762, partie II, chap. XI « Des divers systèmes de Législation. », p. 67 (texte intégral sur Wikisource)
Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 32
Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains des hommes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 35
Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé sur le parti que l’on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 40
Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot frères, 1854, p. 13
En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours sienne. Occupavi te, Fortuna, atque cepi ; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 42
Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs ? Commencez par les mères ; vous serez étonné des changements que vous produirez. Tout vient successivement de cette première dépravation : tout l’ordre moral s’altère ; le naturel s’éteint dans tous les cœurs […]. L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 47-48
Point de mère, point d’enfant. Entre eux les devoirs sont réciproques ; et s’ils sont mal remplis d’un côté, ils seront négligés de l’autre. L’enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu’il le doit. Si la voix du sang n’est fortifiée par l’habitude et les soins, elle s’éteint dans les premières années, et le cœur meurt pour ainsi dire avant que de naître.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 48
Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même […] Mais que fait cet homme riche, ce père de famille si affairé, et forcé, selon lui, de laisser ses enfants à l’abandon ? Il paye un autre homme pour remplir ces soins qui lui sont à charge. Âme vénale ! Crois-tu donner à ton fils un autre père avec de l’argent ? Ne t’y trompe point ; ce n’est pas même un maître que tu lui donnes, c’est un valet. Il en formera bientôt un second.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 52
Un père n’a point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous ses enfants sont également ses enfants ; il leur doit à tous les mêmes soins et la même tendresse. Qu’ils soient estropiés ou non, qu’ils soient languissants ou robustes, chacun d’eux est un dépôt dont il doit compte main dont il le tient, et le mariage est un contrat fait avec la nature aussi bien qu’entre les conjoints.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 57-58
Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices de l’âme, sont l’infaillible effet de ce concours trop nombreux. L’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables : cela n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré. Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 66
Toute méchanceté vient de faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 76-7
La raison seule nous apprend à connaître le bien et le mal. La conscience qui nous fait aimer l’un et haïr l’autre, quoique indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle. Avant l’âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître ; et il n’y a point de moralité dans nos actions, quoiqu’il y en ait quelquefois dans le sentiment des actions d’autrui qui ont rapport à nous.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 77
Sitôt qu’ils [les enfants] peuvent considérer les gens qui les environnent comme des instruments qu’il dépend d’eux de faire agir, ils s’en servent pour suivre leur penchant et suppléer à leur propre faiblesse. Voilà comment ils deviennent incommodes, tyrans, impérieux, méchants, indomptables ; progrès qui ne vient pas d’un esprit naturel de domination, mais qui le leur donne ; car il ne faut pas une longue expérience pour sentir combien il est agréable d’agir par les mains d’autrui, et de n’avoir besoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l’univers.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 78
C’est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 93
Il n’est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir. Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre ; car c’est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 94
Le chef-d’œuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l’on prétend élever un enfant par la raison ! C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élevés.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 107
Mais que tous vos refus soient irrévocables ; qu’aucune importunité ne vous ébranle ; que le non prononcé soit un mur d’airain, contre lequel l’enfant n’aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, qu’il ne tentera plus de le renverser. C’est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il n’aura pas ce qu’il a voulu; car il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d’autrui […] La pire éducation est de le laisser flottant entre ses volontés et les vôtres, et de disputer sans cesse entre vous et lui à qui des deux sera le maître ; j’aimerais cent fois mieux qu’il le fût toujours.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 110
Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même, ou l’amour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon et utile ; et, comme il n’a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent ; il ne devient bon ou mauvais que par l’application qu’on en fait et les relations qu’on lui donne.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 111
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire [...]. Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir [...] ; toute méthode lui sera bonne.
Émile, ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot, 1854, livre second, p. 112
J’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les détruire ; et quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher […] La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 112-3
Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même ; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 114
Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on la fait comme telle, et non parce que d’autres la font. Mais, dans un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dégénère en vice dans la société.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 128
La seule leçon de morale qui convienne à l’enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s’il n’est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien ? Tout le monde en fait, le méchant comme les autres ; il fait un heureux aux dépens de cent misérables ; et de là viennent toutes nos calamités. Les plus sublimes vertus sont négatives : elles sont aussi les plus difficiles, parce qu’elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cœur de l’homme, d’en renvoyer un autre content de nous. Ô quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d’entre eux, s’il en est un, qui ne leur fait jamais de mal ! De quelle intrépidité d’âme, de quelle vigueur de caractère il a besoin pour cela ! Ce n’est pas en raisonnant sur cette maxime, c’est en tâchant de la pratiquer, qu’on sent combien il est grand et pénible d’y réussir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 128-9
Un des premiers soins des enfants est, comme je l’ai dit, de découvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte méchanceté, mais il n’en vient pas ; il vient du besoin d’éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu’on leur impose, ils cherchent à le secouer ; et les défauts qu’ils trouvent dans les maîtres leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant, l’habitude se prend d’observer les gens par leurs défauts, et de se plaire à leur en trouver.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 151
On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 485
Mais du moment qu’ils préfèrent une étoffe parce qu’elle est riche, leurs cœurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l’opinion ; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d’eux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l’éducation. Non seulement d’aveugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompenses, on voit même d’insensés gouverneurs menacer leurs élèves d’un habit plus grossier et plus simple, comme d’un châtiment. Si vous n’étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est comme s’ils leur disaient : Sachez que l’homme n’est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. Faut-il s’étonner que de si sages leçons profitent jeunesse, qu’elle n’estime que la parure, et qu’elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur ? […] Tant qu’on n’a pas asservi l’enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours son premier désir ; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui qui l’assujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 160
En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur des planches le trouvent partout : il n’y a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 163
Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindre frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines.
Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 215
Car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder [à la] complaisance du camarade.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 225
Que nous passons rapidement sur cette terre ! le premier quart de la vie est écoulé avant qu’on en connaisse l’usage ; le dernier quart s’écoule encore après qu’on a cessé d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre, bientôt nous ne le pouvons plus ; et, dans l’intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu’elle dure, que parce que, de ce peu de temps, nous n'en avons presque point pour le goûter. L’instant de la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte, quand cet espace est mal rempli.
Émile, ou De l'éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot frères, 1854, livre quatrième, p. 238
La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence.
Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le veux : lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre et que j’en recueille le salaire ; n’être pas content de mon état, c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce qui est, c’est vouloir le désordre et le mal.
Les lois, toujours si occupées des biens et si peu des personnes, parce qu’elles ont pour objet la paix et non la vertu, ne donnent pas assez d’autorité aux mères.
« Émile ou De l'éducation », dans Œuvres complètes (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 1990 (ISBN2-07-010491-5), t. IV, livre premier, p. 246 (texte intégral sur Wikisource)
L’ambition, l’avarice, la tyrannie, la fausse prévoyance des pères, leur négligence, leur dure insensibilité, sont cent fois plus funestes aux enfants que l’aveugle tendresse des mères.
« Émile, ou De l'éducation », dans Œuvres complètes (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 1990 (ISBN2-07-010491-5), t. IV, livre premier, p. 246 (texte intégral sur Wikisource)
Nous avons fait un être agissant et pensant ; il ne nous reste plus, pour achever l’homme, que de faire un être aimant et sensible, c’est-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 264
Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations ; et c’est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l’art et les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 277
La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ; l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable ; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparaison avec eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher : du besoin d’une maîtresse naît bientôt celui d’un ami. Celui qui sent combien il est doux d’être aimé voudrait l’être de tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des préférences, qu’il n’y ait beaucoup de mécontents. Avec l’amour et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 278
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté ; n’allez point faire germer en lui l’orgueil, la vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes ; n’exposez point d’abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles ; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l’extérieur de la grande société qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre ; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 287-8
Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent l’y plonger d’un moment à l’autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses ; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune ; cherchez lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d’un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 291
Si d’abord la multitude et la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance : le vide des turbulents plaisir produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état quand on n’en connaît point de plus agréable.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 298
L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 298
Si c’en était ici le lieu, j’essayerais de montrer comment des premiers mouvements du cœur s’élèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentiments d’amour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal : je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs être moraux formés par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, et qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives ; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 305
Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais, qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 308
Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point ; vous ne feriez qu’enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : Je vous l’avais bien dit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 322
La voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu’à se nourrir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 342
Il faut parler tant qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire.
En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 372
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 376
Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 377
Tout métier utile au public n’est-il pas honnête ?
Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent ni l’hébreu ni le grec ; les Turcs ni les Persans n’entendent point l’arabe ; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une manière bien simple d’instruire les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point ? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse ! Qui m’assurera que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible qu’ils le soient ? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interprète.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 396
Dieu lui-même a parlé : écoutez sa révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé ! Voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu ? Il a chargé d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends ! Ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j’aurais été à l’abri de la séduction. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela ? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges ? Dans les livres. Et qui a fait ces livres ? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges ? Des hommes qui les attestent. Quoi ! Toujours des témoignages humains ! Toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! Que d’hommes entre Dieu et moi.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 387-388
Toute méchanceté vient de faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. A. Houssiaux, 1852-1853, p. 422 (texte intégral sur Wikisource)
En lui faisant sentir quel charme ajoute à l’attrait des sens l’union des cœurs, je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 428
Et qu’est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n’est chimère, mensonge, illusion ? On aime bien plus l’image qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyait ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y aurait plus d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne qu’on aimait reste la même qu’auparavant, mais on ne la voit plus la même ; le voile du prestige tombe, et l’amour s’évanouit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 431
Ainsi donc, c’est bien moins de la sensualité que de la vanité qu’il faut préserver un jeune homme entrant dans le monde : il cède plus aux penchants d’autrui qu’aux siens, et l’amour-propre fait plus de libertins que l’amour.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 433
S’il n’a pas les formules de politesse, il a les soins de l’humanité. Il n’aime à voir souffrir personne ; il n’offrira pas sa place à un autre par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 439
Il parle peu, parce qu’il ne se soucie guère qu’on s’occupe de lui, par la même raison il ne dit que des choses utiles : autrement, qu’est-ce qui l’engagerait à parler ? Émile est trop instruit pour être jamais babillard. Le grand caquet vient nécessairement, ou de la prétention à l’esprit, dont je parlerai ci-après, ou du prix qu’on donne à des bagatelles, dont on croit sottement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui connaît assez de choses pour donner à toutes leur véritable prix, ne parle jamais trop ; car il sait apprécier aussi l’attention qu’on lui donne et l’intérêt qu’on peut prendre à ses discours. Généralement, les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu. Il est simple qu’un ignorant trouve important tout ce qu’il sait, et le dise à tout le monde.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 440
Celui qui disait : Je possède Laïs sans qu’elle me possède, disait un mot sans esprit. La possession qui n’est pas réciproque n’est rien : c’est tout au plus la possession du sexe, mais non pas de l’individu. Or, où le moral de l’amour n’est pas, pourquoi faire une si grande affaire du reste ? Rien n’est si facile à trouver.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 457
L’empire des femmes n’est point à elles parce que les hommes l’ont voulu, mais parce que ainsi le veut la nature : il était à elles avant qu’elles parussent l’avoir […] Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même quand elles en abusent : si jamais elles pouvaient le perdre, il y a longtemps qu’elles l’auraient perdu.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 470
La femme et l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 475
La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 482
Et tout au contraire on devrait leur faire entendre que tant d’ajustement n’est fait que pour cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller par elle-même […] Je ne la louerais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise […] J’ai aussi remarqué que les plus pompeuses parures annonçaient le plus souvent de laides femmes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 485-6
La conscience est le plus éclairé des philosophes.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 535
Veux-tu donc vivre heureux et sage, n’attache ton cœur qu’à la beauté qui ne périt point : que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants : étends la loi de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui peut t’être enlevé ; apprends à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à te mettre au-dessus des évènements, à détacher ton cœur sans qu’ils le déchirent, à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions […] Tu n’auras point, il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; tu n’auras point aussi les douleurs qui en sont le fruit.
Émile ou de l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 585
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine, l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur; mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude.
On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions.
Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.
Épilogue du "ruban volé"
Les Confessions (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Hachette, coll. « les Classiques Hachettes », 2006, livre second, p. 115-116
J'étais inquiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas l'idée, et dont je sentais pourtant la privation.
Il me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire, c'est que, si chaque homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter.
Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. […] D'abord on ne parla qu'en poésie ; on ne s'avisa de raisonner que longtemps après.
Si vous faites en sorte qu’un Polonois ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.
« Considérations sur le gouvernement de Pologne », dans Œuvres, Jean-Jacques Rousseau, éd. Werdet et Lequien, 1826, vol. 5 (« Politique »), chap. III, p. 289 (voir la fiche de référence de l'œuvre)
La liberté est un aliment de bon suc, mais de forte digestion ; il faut des estomacs bien sains pour le supporter.
« Considérations sur le gouvernement de Pologne », dans Œuvres, Jean-Jacques Rousseau, éd. Werdet et Lequien, 1826, vol. 5 (« Politique »), chap. VI, p. 309 (voir la fiche de référence de l'œuvre)
Partout où la liberté règne elle est incessamment attaquée et très souvent en péril. Tout État libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de périr.
« Considérations sur le gouvernement de Pologne », dans Œuvres, Jean-Jacques Rousseau, éd. Werdet et Lequien, 1826, vol. 5 (« Politique »), chap. IX, p. 345 (voir la fiche de référence de l'œuvre)
Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère de prochain d'ami de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 43
Ils se sont tellement pressés de porter à son comble la mesure de ma misère que toute la puissance humaine aidée de toutes les ruses de l'enfer n'y saurait plus rien ajouter.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 45
Qu'ai-je encore à craindre d'eux puisque tout est fait. Ne pouvant plus empirer mon état ils ne sauraient plus m'inspirer d'alarmes.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 45
L’habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux, j’appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu’il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 46
Qu'ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m'est indifférent de leur part, et quoi qu'ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi.
Mais je comptais encore sur l'avenir, et j'espérais qu'une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon compte et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l'artifice de ceux qui la dirigent et me verrait enfin tel que je suis.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 47
Il se passe bien peu de jours que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j'étais dans l'erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge ; puisqu'il est conduit dans ce qui me regarde par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m'ont pris en aversion.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 47
Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 48
Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Première Promenade, p. 49
C'est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m'a plus quitté depuis ce temps-là. L'ouvrage que j'entreprenais ne pouvait s'exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que ne l'ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d'instants, je l'ai reprise de tout mon cœur et m'y suis borné sans peine aussitôt que je l'ai pu, et quand ensuite les hommes m'ont réduit à vivre seul, j'ai trouvé qu'en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n'avais su faire moi-même.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Troisième Promenade, p. 71
Tandis que, tranquille dans mon innocence, je n'imaginais qu'estime et bienveillance pour moi parmi les hommes ; tandis que mon cœur ouvert et confiant s'épanchait avec des amis et des frères, les traîtres m'enlaçaient en silence de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs et les plus terribles pour une âme fière, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abîme d'ignominie, enveloppé d'horribles ténèbres à travers lesquelles je n'apercevais que de sinistres objets, à la première surprise je suis terrassé, et jamais je ne serais revenu de l'abattement où me jeta ce genre imprévu de malheurs si je ne m'étais ménagé d'avance des forces pour me relever dans mes chutes.
Ce ne fut qu'après des années d'agitations que reprenant enfin mes esprits et commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m'étais ménagées pour l'adversité.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Troisième Promenade, p. 76
Soyons toujours vrai au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 79
Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l’instinct moral ne m’a trompé : il a gardé jusqu’ici sa pureté dans mon cœur assez pour que je puisse m’y confier, et s’il se tait quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elles dans mes souvenirs.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 80
S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 90
En pensant à la dépendance où ils se sont mis de moi pour me tenir dans la leur ils me font une pitié réelle. Si je ne suis malheureux ils le sont eux-mêmes, et chaque fois que je rentre en moi je les trouve à plaindre.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Sixième Promenade, p. 125
Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatif au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique, et jamais l’idée d’un bonheur particulier n’a touché mon cœur que quand j’ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors me réfugiant chez la mère commune j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 129
Ces tournures d'esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui feraient regarder avec indifférence toute la nature si l'on se portait toujours bien, n'ont jamais été les miennes.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Septième Promenade, p. 138
Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elle ma première santé. Quand les médecins n'auraient point contre moi d'autres griefs, qui pourrait s'étonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanité de leur art et de l'inutilité de leurs soins.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Septième Promenade, p. 138
Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs à tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors me réfugiant chez la mère commune j'ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Septième Promenade, p. 139
Eh bien, dans cet état déplorable je ne changerais pas encore d’être et de destinée contre le plus fortuné d’entre eux, et j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 142
De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu’ils fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Flammarion, 1964, p. 147
Après m'être longtemps tourmenté sans succès il fallu bien prendre haleine. Cependant j'espérais toujours, je me disais : un aveuglement si stupide, une si absurde prétention ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas ce délire, il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme, si je le trouve ils sont confondus. J'ai cherché vainement, je ne l'ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour et je suis sûr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription sans jamais en pénétrer le mystère.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Huitième Promenade, p. 154
[...] quand après de longues et vaines recherches je les vis tous rester sans exception dans le plus inique et absurde système qu'un esprit infernal pût inventer ; quand je vis qu'à mon égard la raison était bannie de toutes les têtes et l'équité de tous les cœurs ; quand je vis une génération frénétique se livrer tout entière à l'aveugle fureur de ses guides contre un infortuné qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal à personne ; quand après avoir vainement cherché dix ans un homme il fallut éteindre enfin ma lanterne et m'écrier : il n'y en a plus ; alors je commençai à me voir seul sur la terre et je compris que mes contemporains n'étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques qui n'agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l'action que par les lois du mouvement.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Huitième Promenade, p. 155
[...] je ne devais point user à résister inutilement à ma destinée la force qui me restait pour la supporter. Voilà ce que je me disais, ma raison, mon cœur y acquiesçaient et néanmoins je sentais ce cœur murmurer encore. D'où venait ce murmure ; je le cherchai, je le trouvai ; il venait de l'amour-propre qui après s'être indigné contre les hommes se soulevait encore contre la raison.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Huitième Promenade, p. 157
En me rendant insensible à l'adversité ils m'ont fait plus de bien que s'ils m'eussent épargné ses atteintes.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Huitième Promenade, p. 159
Le mal que m'ont fait les hommes ne me touche en aucune sorte ; la crainte seule de celui qu'ils peuvent me faire encore est capable de m'agiter ; mais certain qu'ils n'ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affecter d'un sentiment permanent je me ris de toutes leurs trames et je jouis de moi-même en dépit d'eux.
Rêveries du promeneur solitaire (1782), Jean-Jacques Rousseau, éd. Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2001 (ISBN978-2-253-160991), Huitième Promenade, p. 164
L'esprit patriotique est un esprit exclusif, qui nous fait reconnaître comme ennemi tout autre que nos concitoyens. Tel était l'esprit de Sparte et de Rome.
Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, Jean Jacques Rousseau, éd. Institut et Musée Voltaire, 1991, vol. 16, Lettre à Paul Usteri (1763), p. 15
Voici les peuplier de l'île, et la tombe de Rousseau, vide de ses cendres. Ô sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil !
Les Filles du feu (1834), Gérard de Nerval, éd. Maxi-Livres, coll. « Maxi-Poche Classiques Français », 1997 (ISBN2-8771-4348-1), partie Sylvie — Souvenir du valois, IX. Ermenonville, p. 131
C'est de lui que date chez nous, au dix-huitième siècle, le sentiment de la nature.
C'est de lui aussi que date dans notre littérature le sentiment de la vie domestique, de cette vie bourgeoise, pauvre, recueillie, intime, où s'accumulent tant de trésors vertueux et doux.
Les lumières et les salons — Anthologie établie et présentée par Pierre Berès, Charles-Augustin Sainte-Beuve, éd. Hermann (éditeurs des sciences et des arts), coll. « Collection savoir : lettres », 1992 (ISBN2-7056-6178-6), partie Rousseau, 4 novembre 1850. Causeries du lundi, t. III, p. 145
Rousseau a forcé, creusé et comme labouré la langue ; il l'a ensemencée en même temps et fertilisée.
Les lumières et les salons — Anthologie établie et présentée par Pierre Berès, Charles-Augustin Sainte-Beuve, éd. Hermann (éditeurs des sciences et des arts), coll. « Collection savoir : lettres », 1992 (ISBN2-7056-6178-6), partie Rousseau, 4 novembre 1850. Causeries du lundi, t. III, p. 146
Le premier livre des Confessions n'est pas le plus remarquable, mais Rousseau s'y trouve déjà renfermé tout entier, avec son orgueil, ses vices en germe, ses humeurs bizarres et grotesques, ses bassesses et ses saletés ; avec sa fierté aussi et ce ressort d'indépendance et de fermeté qui le relève ; avec son enfance heureuse et saine, son adolescence souffrante et martyrisée et ce qu'elle lui inspirera plus tard (on le pressent) d'apostrophes à la société et de représailles vengeresses; avec son sentiment attendri du bonheur domestique et de famille qu'il goûta si peu, et encore avec les premières bouffées de printemps et des premières haleines, signal du réveil naturel qui éclatera dans la littérature du dix-neuvième siècle. Nous oublions combien ces premiers paysages parurent frais et nouveaux alors, et quel évènement c'était au milieu de cette société spirituelle, très fine, mais sèche, aussi dénuée d'imagination que de sensibilité vraie, dépourvue en elle-même de cette sève qui circule et qui, à chaque saison, refleurit. C'est Rousseau qui, le premier, ramena et infusa cette sève végétale puissante dans l'arbre délicat qui s'épuisait. Les lecteurs français, habitués à l'air factice d'une atmosphère de salon, ces lecteurs urbains, comme il les appelle, s'étonnèrent, tout ravis de sentir arriver du côté des Alpes ces bonnes et fraîches haleines des montagnes qui venaient raviver une littérature aussi distinguée que desséchée. Il était temps, et c'est en cela que Rousseau n'est pas un corrupteur de la langue, mais, somme toute, un régénérateur.
Les lumières et les salons — Anthologie établie et présentée par Pierre Berès, Charles-Augustin Sainte-Beuve, éd. Hermann (éditeurs des sciences et des arts), coll. « Collection savoir : lettres », 1992 (ISBN2-7056-6178-6), partie Rousseau, 4 novembre 1850. Causeries du lundi, t. III, p. 150
J-J Rousseau donna, si je puis ainsi m’exprimer, des entrailles à tous les mots, et y répandit un tel charme, de si pénétrantes douceurs, de si puissantes énergies, que ses écrits font éprouver aux âmes quelque chose d’assez semblable à ces voluptés défendues qui nous ôtent le goût et enivrent notre raison.
Pensées (~1780-1824), Joseph Joubert, éd. Librairie Vve Le Normant, 1850, t. 2, p. 192 (texte intégral sur Wikisource)
S’il s’agissait de celles de son temps, il n’aurait à leur faire entendre que de dures vérités. La femme telle que l’a façonnée la société est un être dépravé : à Paris comme à Londres, il n’en connaît point une seule vraiment digne de ce nom, et ailleurs cela n’est guère mieux ; la dépravation commence dans les grandes villes avec la vie ; dans les petites, avec la raison. Il est vrai que cette corruption n’est point le privilège des femmes : et c’est ce qui les excuse ; par une sorte d’émulation coupable, les deux sexes s’empruntent mutuellement leurs défauts.
Il est ici question de l'opinion de Jean-Jacques Rousseau.
L'éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 221
Rousseau ne se préoccupe pas seulement de l’attacher aux devoirs simples et graves de la vie à laquelle elle est réservée ; il songe a la seconde existence qu’elle tiendra de son mari. C’est l’homme qu’elle épousera qui lui façonnera l’esprit à son gré, pour ses besoins, ses intérêts ou ses plaisirs. Appelée à vivre de la vie d’autrui, la femme n’a sur elle-même aucun droit. Sa croyance même est nécessairement asservie à l’autorité.
L'éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 226
« Je voudrais, dit Rousseau à qui son imagination échauffée suggère trop souvent des comparaisons plus neuves que délicates, — je voudrais qu’une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents agréables pour plaire au mari qu’elle aura, qu’une jeune Albanaise les cultive pour le harem d’Ispahan. »
L'éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 228
La femme n’a pour elle que son art et sa beauté. Or la beauté n’est pas générale ; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années ; l’habitude en détruit l’effet. L’esprit seul est la véritable ressource, la ressource durable de la femme, — « non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais l’art de tirer parti de celui des hommes et de se prévaloir de nos propres avantages. » Cette sorte d’adresse qui lui appartient en propre est un dédommagement équitable de la force qu’elle n’a point. Toutes ses réflexions doivent tendre à étudier l’homme, non par abstraction l’homme en général, mais les hommes qui l’entourent et auxquels elle est assujettie. Il faut qu’elle s’apprenne à pénétrer le fond de leur cœur à travers leurs discours, leurs actions, leurs regards, leurs gestes. Mît-elle pour les deviner et les conduire un peu de ruse, il n’importe, et c’est son droit. La ruse est un penchant naturel, et tous les penchants naturels sont bons. Il est juste de cultiver celui-là comme les autres ; il ne s’agit que d’en prévenir l’abus. Et c’est ainsi que Rousseau rétablit l’égalité qu’il a d’abord si singulièrement troublée. Tout ce que la femme ne peut faire ou vouloir par elle-même, son talent est de le faire faire ou le faire vouloir aux hommes ; à elle de donner à son mari, sans y paraître, tels sentiments qu’il lui plaît. Dans le ménage, l’homme est l’œil et le bras ; mais elle est l’âme. Elle est son juge, sinon son maître. Si elle ne gouverne pas, elle règne. Est-il donc si pénible de se rendre aimable pour être heureuse, et habile pour être obéie ?
L'éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 229
Certes Rousseau est de bonne foi quand il répète : « J’étudie ce qui est ; c’est mon principe ; il me fournit la solution de toutes les difficultés » ; mais il n’est pas moins sincère quand, parti de l’observation de la nature, il se laisse entraîner dans le rêve. Il a rêvé toute sa vie pour lui-même comme pour les autres. Dans le premier voyage qu’il fît de Genève à Annecy, il raconte qu’il ne voyait pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l’aventure qu’il se croyait sûr d’y trouver. Il n’osait ni entrer ni heurter ; mais il chantait sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après s’être époumoné, de ne voir paraître ni dame, ni demoiselle qu’attirai la beauté de sa voix ou le sel de ses chansons. S’il marchait par la campagne, il imaginait « dans les maisons des festins rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, des bains et des promenades ; sur les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’errer sans savoir où : rien ne frappait ses yeux sans porter à son cœur quelque invention de jouissance. » La première fois qu’il vint à Paris, il se figurait « une ville aussi belle que grande, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. » Lorsqu’il retraçait ces illusions trente ans après, il en souriait ; mais elles étaient là encore, dans un repli de son imagination, toutes fraîches, prêtes à renaître ; et il n’est point bien sûr qu’il n’en eût pas, tout en se moquant un peu de lui-même, la réminiscence émue. C’est cette puissance d’imagination qui donne tant de vie au cinquième livre de l’Émile.
L'éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 238
Qu'est-ce qu'une autobiographie ? Une histoire romantique dont on est soi-même le héros. Sinon, pourquoi l'écrire ? Vous pouvez vous donner un caractère peu reluisant, comme Rousseau ou H. G. Wells, mais c'est juste une autre façon de vous rendre intéressant.
Le monde des merveilles (1975), Robertson Davies (trad. Lisa Rosenbaum), éd. Payot, 1999, p. 339
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