Il y a deux manières de considérer la société. Selon les uns, aucune loi providentielle, immuable, n’a présidé à la formation des différentes associations humaines ; organisées d’une manière purement factice par des législateurs primitifs, elles peuvent être, en conséquence, modifiées ou refaites par d’autres législateurs, à mesure que la science sociale progresse. Dans ce système le gouvernement joue un rôle considérable, car c’est au gouvernement, dépositaire du principe d’autorité, qu’incombe la tâche de modifier, de refaire journellement la société.
Selon les autres, au contraire, la société est un fait purement naturel ; comme la terre qui la supporte, elle se meut en vertu de lois générales, préexistantes. Dans ce système, il n’y a point, à proprement parler, de science sociale ; il n’y a qu’une science économique qui étudie l’organisme naturel de la société et qui montre comment fonctionne cet organisme.
L’homme éprouve une multitude de besoins à la satisfaction desquels sont attachées des jouissances et dont la non-satisfaction lui occasionne des souffrances. Or, seul, isolé, il ne peut pourvoir que d’une manière incomplète, insuffisante à ces besoins qui le sollicitent sans cesse. L’instinct de la sociabilité le rapproche de ses semblables, le pousse à se mettre en communication avec eux. Alors s’établit, sous l’impulsion de l’intérêt des individus ainsi rapprochés, une certaine division du travail, nécessairement suivie d’échanges ; bref, on voit se fonder une organisation, moyennant laquelle l’homme peut satisfaire à ses besoins, beaucoup plus complètement qu’il ne le pourrait en demeurant isolé.
L’objet de la société, c’est donc la satisfaction plus complète des besoins de l’homme ; le moyen, c’est la division du travail et l’échange.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 278 (texte intégral sur Wikisource)
Partout, les hommes se résignent aux sacrifices les plus durs plutôt que de se passer de gouvernement, partant de sécurité, et l’on ne saurait dire qu’en agissant ainsi, ils calculent mal.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 278-279 (texte intégral sur Wikisource)
Supposez, en effet, qu’un homme se trouve incessamment menacé dans sa personne et dans ses moyens d’existence […]
Alors même que cet homme serait obligé d’abandonner une partie très-considérable de son temps et de son travail à celui qui s’engagerait à lui garantir la possession paisible de sa personne et de ses biens, ne gagnerait-il pas encore à conclure le marché ?
Toutefois, son intérêt évident n’en serait pas moins de se procurer la sécurité au plus bas prix possible.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 279 (texte intégral sur Wikisource)
[E]n toutes choses, pour toutes les denrées servant à pourvoir à ses besoins matériels ou immatériels, le consommateur est intéressé à ce que le travail et l’échange demeurent libres, car la liberté du travail et de l’échange ont pour résultat nécessaire et permanent un maximum d’abaissement dans le prix.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 279 (texte intégral sur Wikisource)
[L]’intérêt du consommateur d’une denrée quelconque doit toujours prévaloir sur l’intérêt du producteur.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 279 (texte intégral sur Wikisource)
[L]a production de la sécurité doit, dans l’intérêt des consommateurs de cette denrée immatérielle, demeurer soumise à la loi de la libre concurrence.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 279 (texte intégral sur Wikisource)
[A]ucun gouvernement ne devrait avoir le droit d’empêcher un autre gouvernement de s’établir concurremment avec lui, ou obliger les consommateurs de sécurité de s’adresser exclusivement à lui pour cette denrée.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 279 (texte intégral sur Wikisource)
Mais quelle est la raison d’être de l’exception relative à la sécurité ? Pour quelle raison spéciale la production de la sécurité ne peut-elle être abandonnée à la libre concurrence ? Pourquoi doit-elle être soumise à un autre principe et organisée en vertu d’un autre système ?
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 280 (texte intégral sur Wikisource)
Il répugne à la raison de croire qu’une loi naturelle bien démontrée comporte aucune exception. Une loi naturelle est partout et toujours, ou elle n’est pas. Je ne crois pas, par exemple, que la loi de la gravitation universelle, qui régit le monde physique, se trouve en aucun cas et sur aucun point de l’univers suspendue. Or, je considère les lois économiques comme des lois naturelles, et j’ai autant de foi dans le principe de la division du travail et dans le principe de la liberté du travail et de l’échange que j’en puis avoir dans la loi de la gravitation universelle. Je pense donc que si ces principes peuvent subir des perturbations, en revanche, ils ne comportent aucune exception.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 280 (texte intégral sur Wikisource)
Il n’y a pas, dans le monde, un seul établissement de l’industrie de la sécurité, un seul gouvernement qui ne soit basé sur le monopole ou sur le communisme. […]
L’économie politique réprouvant également le monopole et le communisme dans les diverses branches de l’activité humaine, où elle les a jusqu’à présent aperçus, ne serait-il pas étrange, exorbitant qu’elle les acceptât dans l’industrie de la sécurité ?
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 280-281 (texte intégral sur Wikisource)
Tout monopole s’appuie nécessairement sur la force.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 281 (texte intégral sur Wikisource)
[Q]ue le communisme soit partiel ou complet, l’économie politique ne l’admet pas plus que le monopole, dont il n’est que l’extension.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 282 (texte intégral sur Wikisource)
Partout, à l’origine des sociétés, on voit donc les races les plus fortes, les plus guerrières, s’attribuer le gouvernement exclusif des sociétés ; partout on voit ces races s’attribuer, dans certaines circonscriptions plus ou moins étendues, selon leur nombre et leur force, le monopole de la sécurité.
Et, ce monopole étant excessivement profitable par sa nature même, partout on voit aussi les races investies du monopole de la sécurité se livrer à des luttes acharnées, afin d’augmenter l’étendue de leur marché, le nombre de leurs consommateurs forcés, partant la quotité de leurs bénéfices.
La guerre était la conséquence nécessaire, inévitable de l’établissement du monopole de la sécurité.
Comme une autre conséquence inévitable, ce monopole devait engendrer tous les autres monopoles.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 282 (texte intégral sur Wikisource)
Ou la production communiste est supérieure à la production libre, ou elle ne l’est point ?
Si oui, elle l’est non-seulement pour la sécurité, mais pour toutes choses.
Si non, le progrès consistera inévitablement à la remplacer par la production libre.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 284 (texte intégral sur Wikisource)
Si l’on s’avise, en effet, de penser que les conducteurs de peuples ne reçoivent pas directement leurs inspirations de la Providence même, qu’ils obéissent à des impulsions purement humaines, le prestige qui les environne disparaîtra, et l’on résistera irrévérencieusement à leurs décisions souveraines, comme on résiste à tout ce qui vient des hommes, à moins que l’utilité n’en soit clairement démontrée.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 285 (texte intégral sur Wikisource)
Parce qu’un beau jour ils se sont avisés d’examiner et de raisonner, et qu’en examinant, en raisonnant, ils ont découvert que leurs gouvernants ne les gouvernaient pas mieux qu’ils n’auraient pu le faire eux-mêmes, simples mortels sans communication avec la Providence.
Le libre examen a démonétisé la fiction du droit divin, à ce point que les sujets des monarques ou des aristocraties de droit divin ne leur obéissent plus qu’autant qu’ils croient avoir intérêt à leur obéir.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 286 (texte intégral sur Wikisource)
[L]e fondement moral du principe d’autorité n’est ni plus solide ni plus large, sous un régime de monopole ou de communisme, qu’il ne pourrait l’être sous un régime de liberté.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 287 (texte intégral sur Wikisource)
L’autorité morale des gouvernants ne s’appuyant, en réalité, que sur l’intérêt des gouvernés, et ceux-ci ayant une naturelle tendance à résister à tout ce qui blesse leur intérêt, il faudra que la force matérielle prête incessamment secours à l’autorité méconnue.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 287 (texte intégral sur Wikisource)
De cette faculté laissée au consommateur d’acheter où bon lui semble la sécurité, naît une constante émulation entre tous les producteurs, chacun s’efforçant, par l’attrait du bon marché ou d’une justice plus prompte, plus complète, meilleure, d’augmenter sa clientèle ou de la maintenir.
Que le consommateur ne soit pas libre, au contraire, d’acheter de la sécurité où bon lui semble, et aussitôt vous voyez une large carrière s’ouvrir à l’arbitraire et à la mauvaise gestion. La justice devient coûteuse et lente, la police vexatoire, la liberté individuelle cesse d’être respectée, le prix de la sécurité est abusivement exagéré, inégalement prélevé, selon la force, l’influence dont dispose telle ou telle classe de consommateurs, les assureurs engagent des luttes acharnées pour s’arracher mutuellement des consommateurs ; on voit, en un mot, surgir à la file tous les abus inhérents au monopole ou au communisme.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 289 (texte intégral sur Wikisource)
Sous le régime de la libre concurrence, la guerre entre les producteurs de sécurité cesse totalement d’avoir sa raison d’être. Pourquoi se feraient-ils la guerre ? Pour conquérir des consommateurs ? Mais les consommateurs ne se laisseraient pas conquérir. Ils se garderaient certainement de faire assurer leurs personnes et leurs propriétés par des hommes qui auraient attenté, sans scrupule, aux personnes et aux propriétés de leurs concurrents. Si un audacieux vainqueur voulait leur imposer la loi, ils appelleraient immédiatement à leur aide tous les consommateurs libres que menacerait comme eux cette agression, et ils en feraient justice. De même que la guerre est la conséquence naturelle du monopole, la paix est la conséquence naturelle de la liberté.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 289-290 (texte intégral sur Wikisource)
[U]n attentif examen des faits résoudra de plus en plus, en faveur de la liberté, le problème du gouvernement, de même que tous les autres problèmes économiques. Nous sommes bien convaincus, en ce qui nous concerne, que des associations s’établiront un jour pour réclamer la liberté de gouvernement, comme il s’en est établi pour réclamer la liberté du commerce.
Et nous n’hésitons pas à ajouter qu’après que ce dernier progrès aura été réalisé, tout obstacle factice à la libre action des lois naturelles qui régissent le monde économique ayant disparu, la situation des différents membres de la société deviendra la meilleure possible.
« De la production de la sécurité », Gustave de Molinari, Journal des économistes, vol. 22 nº 95, 15 février 1849, p. 290 (texte intégral sur Wikisource)
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, 1849
Le monopole d'un gouvernement ne saurait valoir mieux que celui d'une boutique d'épiceries. La production de la sécurité devient inévitablement coûteuse et mauvaise lorsqu'elle est organisée en monopole.
C'est dans le monopole de la sécurité que réside la principale cause des guerres qui ont, jusqu'à nos jours, désolé l'humanité.
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, p. 308
En affirmant qu’aucun principe absolu et surhumain ne gouverne les sociétés, n’avez-vous pas ouvert les écluses aux grandes eaux de l’utopie ? N’avez-vous pas autorisé le premier venu à refaire ces sociétés que vous prétendez avoir faites ? Le socialisme n’est-il pas un écoulement de vos propres doctrines ?
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, préface, p. 12-13
Le résultat de mes études et de mes recherches a été que les souffrances de la société, bien loin d’avoir leur origine dans le principe de la propriété, proviennent au contraire, d’atteintes directement ou indirectement portées à ce principe.
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, préface, p. 4
[…] la société n'a pas institué la propriété ; c'est bien plutôt la propriété qui a institué la société.
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, préface, p. 33
Jadis, lorsque les gouvernements se trouvaient hors d'état de payer leurs dettes, ils falsifiaient leurs monnaies, en y ajoutant du cuivre ou du plomb, ou bien encore en diminuant le poids des pièces. De nos jours, ils procèdent autrement : ils empruntent de grosses sommes à des établissements qu'ils autorisent exclusivement à fabriquer de la monnaie de papier. Privé de sa base naturelle et nécessaire, cette monnaie se déprécie dans les moments de crise. Le gouvernement intervient alors pour obliger le public à supporter la dépréciation.
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, p. 265
L’esprit d’innovation modifiera perpétuellement tout ce que les hommes ont établi, et si, comme vous l’affirmez, les lois qui régissent les sociétés sont d’origine humaine, l’esprit d’innovation ne s’arrêtera point devant elles. Il les modifiera, les changera, les bouleversera aussi longtemps que l’humanité séjournera sur la terre. Le monde est voué à d’incessantes révolutions, à d’éternels déchirements, à moins […] qu’il n’y ait des principes absolus, à moins que les lois qui gouvernent le monde moral et le monde économique, ne soient des lois préétablies comme celles qui gouvernent le monde physique.
Les Soirées de la Rue Saint-Lazare : entretiens sur les lois économiques et la défense de la propriété, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1849, p. 23
Que fait l'impôt ? Il enlève soit au producteur, soit au consommateur, une portion plus ou moins considérable du produit destiné, partie à la consommation immédiate, partie à l'épargne, pour l'employer à des fins moins productives ou destructives, et plus rarement à l'épargne. […] Il est impossible de savoir si le prix fixé par le gouvernement investi du monopole de la fourniture de ses services ne dépasse pas abusivement celui qu’aurait établi la concurrence. […] Mais il convient de remarquer que l'État possède une clientèle obligatoire, qu'il a beau élever le prix de ses services ou en abaisser la qualité, la nation, sa cliente ne peut les refuser. Si ruineux que soit l'impôt, l'État est amplement pourvu des pouvoirs nécessaires pour la contraindre à payer.
Journal des économistes : revue de la science économique et de la statistique (1849), Gustave de Molinari, éd. Presses universitaires de France, 1908, p. 167
La souveraineté réside dans la propriété de l'individu sur sa personne et sur ses biens et dans la liberté d'en disposer, impliquant le droit de garantir lui-même sa propriété et sa liberté ou de les faire garantir par autrui… Si un individu ou une collection d'individus use de sa souveraineté pour fonder un établissement destiné à pourvoir à la satisfaction d'un besoin quelconque, il a le droit de l'exploiter et de le diriger suivant les impulsions de son intérêt, comme aussi de fixer à son gré le prix de ses produits et de ses services. C'est le droit souverain du producteur. Mais ce droit est limité naturellement par celui des autres individus non moins souverains, considérés en leur double qualité de producteurs et de consommateurs.
L'Évolution politique et la Révolution, Gustave de Molinari, éd. G. Reinwald, 1884, p. 410
Car un moment viendra où l’État, soit qu’il demeure dans les mains des conservateurs ou qu’il tombe dans celles des socialistes, pèsera sur la société d’un tel poids qu’elle cessera de pouvoir le porter.
Questions économiques à l'ordre du jour, Gustave de Molinari, éd. Guillaumin, 1906, p. 387