Aux fortifications les douaniers ricanent à mon passage et me demandent mon permis de conduire :
— Mais je suis à pied !
Sourires mielleux, grossières insultes : Je me sauve. Ils restent sur le pas de la porte à remuer les bras et à agiter leur képi.
Or il n'y a personne dans Paris, plus personne, sauf une vieille épicière morte dont le visage trempe dans un plein compotier de sourires à la crème.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 7
Dans la chambre de Vitrac il y a un baril de whisky ; dans celle d'Aragon un cornet à piston ; dans celle de Baron un grand nombre de petits souliers. Sur la porte de la chambre de M. et Mme Breton il y a une inscription effrayante à la craie : « Numérotez vos abatis ! » Je pénètre, la tête de Benjamin Péret est dans la glace. Je cours à l'Île déserte, une éruption volcanique l'a détruite et Benjamin Péret sur un petit môle me fait des signes et il lui pousse une barbe immense dans laquelle je m'embarrasse en essuyant mes pieds.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 7
Le train passait rapidement. Il sauta dedans, Benjamin sur la route des floraisons chimiques. Pas assez vite cependant car un de ses bras, le gauche, resta dans l'espace au-dessus du quai. A 500 kilomètres Benjamin m'appelait encore pour que je le lui envoyasse. Des troupeaux piétinèrent les angélus et des tapis de cheveux de femme. A quoi bon... le bras de Benjamin Péret je l'ai laissé dans cette gare qui marque le pas. Le bras de Benjamin Péret, seul dans l'espace, au-dessus du quai, indique la sortie, et au delà le grand café du Progrès et au delà...
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 8
Voix d'une femme, qui sort d'un lampadère, la nuit, rue de Rivoli.
« — Veux-tu, chéri, cueillir des pigments biliaires au champ n° 3 dans la campagne de la chansonnette ? »
Le champ n° 3 ? j'y suis allé sur les mains.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 8
Une pythonisse me fait des signes. Une foule m'acclame. Les hommes ont retiré leur pantalon et leur caleçon ; ils les agitent audessus de leur tête. Le vent joue avec leurs sexes négligemment. Il en a même emporté quelques-uns. Leurs propriétaires furent portés en triomphe autour de la statue d'une carafe et d'une lunette d'approche. Les femmes, elles, ne relevaient pas leurs jupons. Elles peignaient au ripolin des phrases en mon honneur sur le ventre de leurs maris.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 9
« Non ! je ne veux pas être manchot. Qu'on affrète un train, un vapeur, un globe, pour moi seul et je partirai. Mais d'une gare, je ne conçois pas qu'on sorte autrement que par les échelles qui montent indéfiniment vers l'horizon. »
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 9
Je ne vais à la Bibliothèque Nationale que pour lire des livres obscènes et je suis prêt à faire l'amour avec n'importe qui.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 10
Voilà l'histoire de ma vie :
— De petits soldats en pantalons rouges sur le fiacre en temps de pluie.
La chanson sinistre du métropolitain l'axe de mon cœur.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 10
Je marche dans le chemin des forêts vierges tracé par la bordure du trottoir. Ce serait un crime que de piétiner ces ombres silencieuses, capables, au surplus, de mauvais desseins. Le Courrier de Lyon a volé mes cantiques aux lames du parquet sur lesquelles je nage voluptueusement vers des terres inconnues. Au moment suprême où je me noie je ferme à demi les yeux, les traits de mon visage descendent vers mon nombril. Je ressemble alors à ce petit gros Monsieur qui porte une lanterne en guise de nom.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 10
Le criquet que j'avale chantera ma vie durant.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 11
Baignoire et Verdure tombent vertigineusement à travers des trémies de sel et des feux d'artifice.
« Pénalités de l'enfer », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 4, Septembre 1922, p. 12
Ne vous enfuyez plus, passagères de première classe quand l'émigrant clandestin, lié à l'hélice pour faire à peu de frais la traversée, vous appelle le soir, à l'heure où, penchées près de la hampe, vous cherchez à identifier vos cheveux, l'ondoiement de l'étendard et les flots. Vos visages et le reflet de vos visages se présentent tour à tour au-dessus et au-dessous de lui : Comment voulez-vous que son imagination, qui gravite au gré de l'hélice, autour de l'arbre d'acier sans racine, ne confonde pas votre réalité et votre image, fruits de l'arbre à hélice, belles passagères érotiquement vêtues, et pourquoi vous enfuir quand vous l'entendez dire dans la nuit, à l'heure où la croix du sud et l'étoile polaire se heurtent sur le tapis bleu des salles de bridge :
« Elles sont mystère, mystère. Leurs cheveux sont des toiles de mystère... le mystère est leur but, leur fin... leur faim c'est le mystère. Elles ont bu, mais elles ont faim, la fin du mystère est-elle le but de leur faim ? »
Pitié pour l'amant des homonymes.
« Amour des homonymes », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 8, Janvier 1923, p. 28
Nous sommes les pensées arborescentes qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux.
« P'oasis », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 28
Je vois les pensées odorer les mots.
« P'oasis », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 28
Je vois les Pan C
Je vois les crânes KC
Je vois les mains DCD
Je les M
Je vois les pensées BC et les femmes MÉ et les poumons qui en ont AC de l'RLO, poumons noyés des ponts NMI.
Mais la minute précédente est déjà trop A G.
« P'oasis », Robert Desnos, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 28
Sur ces places désertes et ensoleillées nous avons été envahis par la peur. Malgré notre anxiété, personne, personne ne s'est présenté à nous.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 121
J'ai vu de loin s'avancer les belles millionnaires avec leur caravane de chameaux galonnés porteurs d'or. Je les ai attendues, impassible et tourmenté. Avant même de m'atteindre, elles se transformèrent en petites vieilles poussiéreuses et les chameliers en ganaches.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 121
J'ai livré des combats aux vampires de marbre blanc mais, malgré mes discours astucieux, je fus toujours seul en réalité dans le cabanon capitonné où je m'évertuais à faire naître le feu du choc de ma cervelle dure contre les murs moelleux à souhait de me faire regretter les hanches imaginaires.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 122
J'ai appris, comme il convient, aux vieillards à respecter mes cheveux noirs, aux femmes à adorer mes membres ; mais de ces dernières j'ai toujours préservé mon grand domaine jaune où, sans cesse, je me heurte aux vestiges métalliques de la haute et inexplicable construction de forme lointainement pyramidale.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 122
Amour, me condamnes-tu à faire de ces ruines une boule d'argile où je sculpterai mon image, ou dois-je la faire sortir en arme de mes yeux ? Dans ce cas, de quel œil dois-je faire usage et n'est-il pas de mon intérêt d'employer les deux à la récréation d'un couple d'amoureux que je violerai aveuglément, nouvel Homère au pont des Arts dont je devrai à tâtons miner les piles sinistres, au risque d'être abandonné sans pouvoir guider mes pas dans ces grandes étendues jaunes et ensoleillées où les fusils montent la garde des sentinelles mortes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 122
Je ne crois pas en Dieu, mais j'ai le sens de l'infini.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), p. 123
C'est à ce moment qu'elles apparurent. Les avions sans pilote encerclèrent de ronds de fumée les grands phares aériens et immobiles perchés sur des récifs de formes changeantes en éventail d'apothéose. C'est à ce moment qu'elles apparurent.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 123
La première portait chapeau claque, habit noir et gilet blanc, la seconde manches à gigot et col Médicis et la troisième une chemisette de soie noire décolletée en ovale qui, glissant continuellement de gauche à droite et de droite à gauche, découvrait tour à tour jusqu'à la naissance du sein ses deux épaules d'un blanc un peu bistré.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 123
Un jour ou une nuit ou autre chose les portes se fermeront : prédiction à la portée de tous les esprits.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 123
— C'est après-demain la grande immigration. L'écliptique deviendra une petite spirale violette [...]. La terre aura deux chignons de verdure et une ceinture de chasteté en glace.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 124
Le rapport du circuit des hirondelles, des flèches et des serpents volants à la femme aux habits bleu de ciel est comparable au point de conjugaison de trois rayons de soleil réfléchis par des miroirs de métal précieux. Si vous y mettez le doigt, une brûlure circulaire y attachera son chaton indélébile.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 124
Mais elle, la femme aux habits bleus de ciel (c'est toujours la même) ? je ne me lasse pas d'en parler et de la déguiser en ayant soin de dissimuler à vos yeux les pinces de homard violet qui lui tiennent lieu de pieds.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 125
L'univers meurt chaque fois que meurt un homme.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), p. 125
— Le jour où disparaîtront d'un seul coup tes amis! où d'un seul coup disparaîtra la terre et ce qu'elle porte, hormis toi ! quand tu seras seul on te croira mort ; c'est on qui le sera. L'univers meurt chaque fois que meurt un homme, et il y a beaucoup d'hommes parmi les hommes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 125
Il y avait une fois un crocodile. Ce crocodile se nourrissait de nageuses en maillot noir et il épargnait les nageuses en maillot rose. Pourtant, que de belles nageuses en maillot noir ! Ce crocodile est aussi un bracelet. Ce bracelet je l'ai donné à la femme aux habits bleu de ciel. En échange, elle m'a donné ses habits. Je l'ai regardée partir toute nue dans la nuit, entre les arbres.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 125
Quelques jours après, à la terrasse d'un café, je buvais de l'alcool tout en observant de l'œil droit une femme blanche et rose comme la reine des banquises et du gauche une femme bleu de Prusse, aux yeux brillants, aux lèvres blanches en glace de Venise, qui lisait une lettre écrite sur papier garance.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 126
La magie des couleurs qui, pour les peintres, n'est pas encore un lieu commun, tenait dans ma petite cuillère. Je l'avais en effet trempée dans du pétrole de première qualité.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 126
Je projetai d'écrire un article sur ce sujet, mais d'un point de vue ésotérique, quand je constatai que la femme de gauche était devenue un joli gigot d'agneau en collerette de Malines. Un homme impassible la découpait. De petits ruisseaux blancs comme le lait et cependant brillants comme le diamant coulaient de la chair tendre et remplissaient une flûte à champagne.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 126
Avez-vous la monnaie de ma pièce ? Personne au monde ne peut avoir la monnaie de ma pièce.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 128
Des coups de queue [...] transforment la calme surface où rêvaient des îles à Gauguin et les femmes, étoiles de rêve penchées sur leur propre image, au hublot, œil rouge de paquebot, se demandent quelle passion prodigieuse agite soudain ces ventres blancs d'argent, ces redoutables mâchoires quadruples au palais rouge tendre et ces échines d'une couleur rappelant de pacifiques canapés dans des fumoirs mondains sans se douter que le bâtiment spécialement construit pour leur croisière lointaine a seul réveillé ces monstres aquatiques, sonné à leurs nageoires un désir de voyage et doté leur structure robuste d'une agilité nouvelle pour aller vers des côtes tempérées, glaciales ou tropicales chercher un nouveau butin, quitte à se contenter de l'hécatombe sans honneur de milliers de crevettes rouges dans une eau peu profonde.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 129
Un cœur c'est aussi un petit pois qui germera ridiculement, dans la destinée d'accompagner de façon anonyme la dépouille mortelle d'un canard sauvage, sur un plat d'argent, dans une sauce richement colorée.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), p. 130
Je suis Tu et tu es Je. Des grappes de prunes pendent à mes doigts. Un cœur c'est aussi un petit pois qui germera ridiculement, dans la destinée d'accompagner de façon anonyme la dépouille mortelle d'un canard sauvage, sur un plat d'argent, dans une sauce richement colorée.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 130
Régulièrement après chaque révolution les drapeaux du régime ancien oubliés sur des édifices dont l'usage doit changer avant peu s'envolent comme des cigognes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 130
Perdant toute dignité la femme [nue] voit lentement tomber les lumières de sa couronne de rêve, et tandis que ses sourcils, abandonnant la rectitude qui les caractérisait, se conforment aux règles de l'arc, des muscles puissants gonflent son harmonieuse stature.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 131
L'étoile du Nord à l'étoile du Sud envoie ce télégramme ! « Décapite à l'instant ta comète rouge et ta comète violette qui te trahissent. — L'étoile du Nord. »
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 131
L'étoile du Sud assombrit son regard et penche sa tête brune sur son cou charmant. Le régiment féminin des comètes à ses pieds s'amuse et voltige : jolis canaris dans la cage des éclipses.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 131
Ces deux comètes qui, légèrement, dès cinq heures du soir relèvent une jupe de taffetas sur un genou de lune : la belle rouge aux lèvres humides, amie des adultères et que plus d'un amant délaissé découvrit, blottie dans son lit, les cils longs et faignant d'être inanimée, la belle rouge enfin aux robes bleue sombre, aux yeux bleu sombre, au cœur bleu sombre comme une méduse perdue, loin de toutes les côtes, dans un courant tiède hanté par les bateaux fantômes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 131
Et la belle violette donc ! la belle violette aux cheveux roux, à la belle voilette, au lobe des oreilles écarlate, mangeuse d'oursins, et dont les crimes prestigieux ont lentement déposé des larmes d'un sang admirable et admiré des cieux entiers sur sa robe, sur sa précieuse robe.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 132
Les étranglera-t-elle de ses doigts de diamant, elle, la charmante étoile du Sud, suivant le perfide conseil de l'étoile du Nord, la magique, tentatrice et adorable étoile du Nord dont un diamant remplace le téton à la pointe d'un sein chaud et blanc comme le reflet du soleil à midi ?
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 132
Timonières, comètes violette et rouge, timonières du bateau fantôme où guidez-vous votre cargaison de putains et de squelettes dont le superbe accouplement apporte aux régions que vous traversez le réconfort de l'amour éternel ?
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 132
Sur la table, un verre et une bouteille sont disposés en souvenir d'une vierge blonde qui connut dans la pièce et pour la première fois l'inquiétante blessure menstruelle et qui, élevant le bras droit vers le plafond et tendant la gauche vers la fenêtre faisait, à volonté, voltiger des triangles de pigeons voyageurs.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 133
[...] la vierge blonde trempe ses cheveux dans mon café ; il est midi, le vin devient colombe dans le litre légal déposé sur la table à côté d'un verre à côtes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 133
[L'étoile de mer] se souvient qu'elle fut Icare et qu'elle chut à cette place même, qu'elle tenta, mais en vain, d'émerger, suscitant ainsi le mythe ridicule de la naissance profane de la déesse de l'amour et que, vaincue par la pesanteur et la crampe, elle dut se contenter d'un repos sur le sable humide des profondeurs.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), p. 136
Pauvre étoile brillante à l'abri des pêcheurs elle étend voluptueusement ses cinq branches délicates et fait tant que l'huître libère à la fin la perle dont le temps et la maladie lui avaient fait don.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 136
Un fossoyeur s'assied sur une tombe [...]. D'une taupinière à ses pieds sort une lumière verdâtre qui ne l'étonne guère, lui, habitué au silence, à l'oubli et au crime et qui ne connaît de la vie que le doux bourdonnement qui accompagne la chute perpendiculaire du soleil au moment où, serrées l'une contre l'autre les aiguilles de la pendule fatiguées d'attendre la nuit appellent inutilement du cri fatidique douze fois répété le violet défilé des spectres et des fantômes retenus loin de là, dans un lit de hasard, entre l'amour et le mystère, au pied de la liberté bras ouverts contre le mur.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 137
Le fossoyeur se souvient que c'est lui qui, jadis, alors que ses oreilles ne tressaillaient guère, tua à cet endroit la taupe reine dont la fourrure immense revêtit, tour à tour, ses maîtresses d'une armure de fer mille fois plus redoutable que la fameuse tunique de Nessus et contre laquelle ses baisers prenaient la consistance de la glace et du verre et dans le chanfrein de laquelle, durant des nuits et des nuits, il constata la fuite lente et régulière de ses cheveux doués d'une vie infernale.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 138
Elles sont là toutes, celles qui tombèrent aux mains des espions, celle que l'amant assassin brisa dans la serrure en s'en allant, celle que le justicier jeta dans la rivière après avoir définitivement fermé la porte des représailles, les clefs d'or des geôliers volées par les captifs, les clefs des villes vendues à l'ennemi par les vierges blondes, par la vierge blonde, les clefs de diamant des ceintures de chasteté, les clefs des coffres-forts vidés à l'insu des banquiers par un aventurier, celles que, sans bruit, le jeune et idéal conquérant retire de la serrure pour guetter d'un œil le coucher de la vierge blonde.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 139
Et tandis que les cieux retentissaient du bruit des serrures divines fermées en hâte, le fossoyeur, le fossoyeur mourait sous l'entassement cannibale des clefs, sur la tombe de Guillaume le Conquérant, tandis que, dans la taupinière, à la lumière verte, se déroulaient les funérailles de la fourmi d'or, la serrure des intelligences.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 139
La mouche prit le chemin d'une forêt vierge et s'arrêta sur un cadavre, celui même de l'amant aux pierres d'aimant et là mêla son vol et son bourdonnement à ceux de trente de ses pareilles, bleues elles aussi et lucides le soir pour charmer l'entretien régulier et fatigant de Roméo avec Juliette.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 139
La vierge blonde se penche sur le premier mort, c'est Roméo, le second c'est Juliette. Elle arrête alors sa mélancolique promenade et regarde sans dire un mot chacun des boutons d'uniformes. Les uns sont maculés de sang, les autres de terre glaise. (Terre glaise jamais sculpteur ne te fera prendre la forme adorable d'un cœur.)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 140
[...] dans la salle de classe un crayon rouge, un crayon vert, un crayon jaune et la craie clair de lune du tableau noir attendront longtemps le retour de la main qui savait les plier aux exigences d'une imagination capricieuse.)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 140
La nuit tombe, une nuit noire et méchante qui les égare des feux mouvants d'une forge aux blêmes lumières d'un homicide océan.)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 141
Écoutez, c'est, ce n'est pas le cri enfantin d'un viol nocturne ni les pleurs d'un félin, c'est le chant sinistre de l'eau dans les conduites et mon robinet qui pleure lentement sur la salle funéraire qui me sert d'évier.)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 142
Souvenir de corail, souvenir de méduses, souvenir d'îles, souvenir de nageuses, souvenir d'après l'amour, c'est la chanson de mauvais augure de l'eau dans les conduites de plomb de la cité. Un grand parapluie rouge sort d'un édifice officiel et rend sourds les habitants de la ville.)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 143
Là-bas, d'autres gouttes d'eau connaissent la compagnie des poissons (qui dira l'extraordinaire importance des poissons en poésie ? ils évoquent le feu et l'eau et ce sont eux que regrettent les gouttes dans les conduites de plomb de la cité).)
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 143
Mais le passant passe et le ciel féroce reste sans orage. Grand ciel.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 144
L'espace d'une minute je considérai les différents aspects de cette importante question, j'évoquai les vieilles femmes des côtes réduites à rechercher la compagnie des hippocampes et qui, lorsque l'étreinte a été trop longue, remontent lentement à la surface. Les molitors les repêchent à l'aube et cela fait une tombe de plus et une femme de moins.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 144
Il dort, dit la lune.
Et lentement, elle commença à égrener un chapelet d'étoiles. Les étoiles se plaignaient doucement, la comète qui servait de pendentif brillait de mille feux et je me demandais combien de temps encore durerait cette incantation. La lune priait ! Les étoiles une à une pâlissaient et le matin blémissait mes tempes.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 145
Foules qui passes dans cette rue, respecte mon sommeil. Les grandes orgues du soleil te font marcher au pas, moi je m'éveillerai ce soir quand la lune commencera sa prière.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 145
Je partirai vers la côte où jamais un navire n'aborde ; il s'en présentera un, un drapeau noir à l'arrière. Les rochers s'écarteront.
Je monterai.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 145
La nuit sort de chez elle, vêtue de blanc et parée de billes de verre. Elle se promène lentement dans les jardins et les fleurs tenues éveillées par le souvenir du dernier papillon voient, avec émerveillement, passer cette grande figure pâle aux cheveux noirs dont quatre anges nègres aux ailes rousses tiennent les tresses. Ses pieds marquent profondément leur empreinte dans le sol et les vers luisants, égarés sur les chemins, contemplent longtemps ce souvenir d'un pied charmant présentant la particularité d'avoir deux pouces.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 147
[...] l'Assassin, fidèle amant de la Nuit, se présente devant sa maîtresse à l'épouvantement du paysage qui voit les deux figures blêmes s'accoler au milieu des fleurs d'aconit.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 147
Le chemin de fer roulait dans une plaine marécageuse où les soleils successifs avaient, au fond des mares, laissé un peu de leur fugitif éclat, l'intangible lune gaufré le sol herbu et les étoiles lointaines cristallisés l'extrémité des chardons d'eau qui sont, comme chacun sait, de couleur violette.
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 151
A la portière d'un sleeping, une autre femme vêtue de rose parut et cria : « Je suis la reine des accidents. Mes seins bondissants, mes bras, mon ventre musclé, mes yeux, je les ai rougis dans les plus diverses calamités [...]. Je chemine par la plaine où les chardons violets donnent à imaginer de sanglantes luxures et les libellules, reconnaissant une sœur en chacune de mes prunelles, m'environnent de bourdonnements. Je suis la reine des accidents. Je préside à vos rencontres, amants tourmentés et maîtresses que torture le souvenir de l'amant précédent. Je suis la reine des accidents. Ma bouche, à l'instar des pianos, recèle des sons limpides et, quand je lui permets de parler, nul ne résiste à l'éclat spontané de mes rouges gencives et de mes petites, mes si petites incisives. »
La liberté ou l'amour ! suivi de Deuil pour deuil (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), p. 152
Les dents des femmes sont des objets si charmants qu'on ne devrait les voir qu'en rêve ou à l'instant de la mort.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), p. 152
À la Porte Maillot, je relevai la robe de soie noire dont elle s’était débarrassée. Nue, elle était nue maintenant sous son manteau de fourrure fauve. Le vent de la nuit chargé de l’odeur rugueuse des voiles de lin recueillie au large des cotes, chargé de l’odeur du varech échoué sur les plages et en partie desséché, chargé de la fumée des locomotives en route vers Paris, chargé de l’odeur de chaud des rails après le passage des grands express, chargé du parfum fragile et pénétrant des gazons humides des pelouses devant les châteaux endormis, chargé de l’odeur de ciment des églises en construction, le vent lourd de la nuit devait s’engouffrer sous son manteau et caresser ses hanches et la face inférieure de ses seins.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), II. Les profondeurs de la nuit, p. 23
Ç’avait été un furieux animal.
Durant des années il avait terrorisé une contrée. On voyait parfois sa silhouette souple se profiler sur la basse branche d’un arbre ou sur un rocher, puis, à l’aube suivante, des caravanes de girafes et d’antilopes, sur le chemin des abreuvoirs, témoignaient auprès des indigènes d’une épopée sanglante qui avait profondément inscrit ses griffes sur les troncs de la forêt.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), II. Les profondeurs de la nuit, p. 23
Un jour d’octobre, comme le ciel verdissait, les monts dressés sur l’horizon virent le léopard, dédaigneux pour une fois des antilopes, des mustangs et des belles, hautaines et rapides girafes, ramper jusqu’à un buisson d’épines. Toute la nuit et tout le jour suivant il se roula en rugissant. Au lever de la lune il s’était complètement écorché et sa peau, intacte, gisait à terre. Le léopard n’avait pas cessé de grandir durant ce temps. Au lever de la lune il atteignait le sommet des arbres les plus élevés, à minuit il décrochait de son ombre les étoiles.
Ce fut un extraordinaire spectacle que la marche du léopard écorché sur la campagne dont les ténèbres s’épaississaient de son ombre gigantesque.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), II. Les profondeurs de la nuit, p. 24
Processions d’enseignes et de licteurs, processions de lucioles, ascensions miraculeuses ! rien n’égala jamais en surprise la marche du fauve sanglant sur le corps duquel les veines saillaient en bleu.
Quand il atteignit la maison de Louise Lame, la porte s’ouvrit d’elle-même et, avant de crever, il n’eut que la force de déposer sur le perron, aux pieds de la fatale et adorable fille, le suprême hommage de sa fourrure.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), II. Les profondeurs de la nuit, p. 24
Bébé Cadum magnifiquement éclairé reste seul, témoin attentif des événements dont la rue, espérons-le, sera le théâtre.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), II. Les profondeurs de la nuit, p. 25
Il est de ces coïncidences qui, sans émouvoir les paysages, ont cependant plus d'importance que les digues et les phares, que la paix des frontières et le calme de la nature dans les solitudes désertiques à l'heure où passent le explorateurs.
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. III. Tout ce qu'on voit est d'o, p. 26
Il leur fallait des fauves en amour, de taille a résister à leurs crocs et à leurs griffes.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 26
Les gardiens des Tuileries virent ce couple extraordinaire parler avec animation puis s’éloigner par la rue du Mont-Thabor. Une chambre d’hôtel leur donna asile. C’était le lieu poétique où le pot à eau prend l’importance d’un récif au bord d’une côte échevelée, où l’ampoule électrique est plus sinistre que trois sapins au milieu de champs vert émeraude un dimanche après-midi, où la glace mobilise des personnages menaçants et autonomes. Mobiliers des chambres d’hôtel méconnus par les copistes surannés, mobiliers évoquateurs de crime ! Jack l’éventreur avait en présence de celui-ci exécuté l’un de ces magnifiques forfaits grâce auxquels l’amour rappelle de temps à autre aux humains qu’il n’est pas du domaine de la plaisanterie.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 26
Il leur avait fallu figurer à la Cour d’assises parmi les pièces à conviction. Singulier tribunal ! Jack l’éventreur n’avait jamais pu être atteint et le box des accusés était vide. Les juges avaient été nommés parmi les plus vieux aveugles de Paris. La tribune des journalistes regorgeait de monde. Et le public au fond, maintenu par une haie de gardes municipaux, était un ramassis de bourgeois pansus. Sur tous ces gens silencieux planait un vol de mouches bourdonnantes. Le procès dura huit jours et huit nuits et, à l’issue, quand un verdict de miracle eut été prononcé contre l’assassin inconnu, le pot à eau, la cuvette et la table de toilette avec le petit plat à savon où subsistait encore une savonnette rose regagnèrent la chambre marquée par le passage d’un être surnaturel.
Louise Lame et Corsaire Sanglot considérèrent avec respect, eux qui n’avaient que peu de choses à respecter en raison de leur valeur morale, ces reliefs d’une aventure qui aurait pu être la leur. Puis, après une lutte de regards, ils se déshabillèrent.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 27
Baiser magistral des bouches ennemies.
La reproduction est le propre de l'espèce, mais l'amour est le propre de l'individu. Je vous salue bien bas baisers de la chair. Moi aussi j’ai plongé ma tête dans les ténèbres des cuisses.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 27
Quand la respiration de Corsaire Sanglot se fit haletante, Louise Lame devint plus resplendissante que le mâle.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 28
Il arriva dans une ville de chercheurs d’or. Dans un bal dansait une Espagnole vêtue de façon excitante. Il la suivit dans une chambre soupentée où l’écho des querelles et de l’orchestre arrivait assourdi. Il la déshabilla lui-même, mettant à détacher chaque vêtement une lenteur sage et fertile en émotion. Le lit fut alors le lieu d’un combat sauvage, il la mordit, elle se débattit, cria et l’amant de la danseuse, un redoutable sang-mêlé, heurta à la porte.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 28
La rancune montait en leur âme. Ah ! ce n’était pas l’amour, seule raison valable d’un esclavage passager, mais l’aventure avec tous ses obstacles de chair et l’odieuse hostilité de la matière.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 31
Dans le couloir, ce fut le piétinement du garçon d’hôtel relevant pour les cirer, paire par paire, les chaussures à talons Louis XV. Quel Père Noël attendu depuis des siècles déposera l’amour dans ces chaussures, objet d’un rite journalier et nocturne de la part de leur propriétaire, en dépit de la désillusion du réveil ? Quel sinistre démon se borne à les rendre plus brillantes qu’un miroir à dessein de refléter, transformées en négresses, les stationnantes et sensibles femmes à passion.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 32
Leur chemin sera toujours parsemé des tessons de bouteille à philtre du rêve interrompu, des cailloux pointus de l’ennui. Pieds blancs marchant dans des directions différentes, les engelures du doute vous meurtriront en dépit des prophéties onéreuses de la cartomancienne du faubourg.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 32
La nuit de son incarnation approche où, ruisselant de neige et de lumière, il signifiera a ses premiers fidèles que le temps est venu de saluer le tranquille prodige des lavandières qui bleuissent l’eau des rivières et celui d’un dieu visible sous les espèces de la mousse de savon, modelant le corps d’une femme admirable, debout dans sa baignoire, et reine et déesse des glaciers de la passion rayonnant d’un soleil torride, mille fois réfléchi, et propices à la mort par insolation. Ah ! si je meurs, moi, nouveau Baptiste, qu’on me fasse un linceul de mousse savonneuse évocatrice de l’amour et par la consistance et par l’odeur.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 32
Les poissons sortirent de la rivière, eux, voués depuis des temps et des tempêtes au culte des choses divines et à la symbolique céleste. Pour les mêmes raisons, les palmiers du Jardin d’Acclimatation désertèrent les allées parcourues par l’éléphant pacifique du sommeil enfantin. Il en fut de même pour ceux qui, emprisonnés dans des pots de terre, illustrent le salon des vieilles demoiselles et le péristyle des tripots. Les malheureuses filles entendirent le long craquement des poteries désertées et le rampement des racines sur le parquet ciré, des cercleux regagnant lentement a l’aube leur maison après une nuit de baccarat où les chiffres s’étaient succédé dans le bagne traditionnel, oublièrent leur gain ou leur perte et les suivirent.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 33
À l’horizon, un géant brumeux s’étirait et bâillait. Bibendum Michelin s’apprêtait à une lutte terrible et dont l’auteur de ces lignes sera l’historien.
À l’age de vingt et un ans, Bébé Cadum fut de taille à lutter avec Bibendum. Cela commença un matin de juin. Un agent de police qui se promenait bêtement avenue des Champs-Elysées entendit tout à coup de grandes clameurs dans le ciel. Celui-ci s’obscurcit et, avec tonnerre, éclairs et vent, une pluie savonneuse s’abattit sur la ville. En un instant le paysage fut féerique. Les toits recouverts d’une mousse légère que le vent enlevait par flocons s’irisèrent aux rayons du soleil reparu. Une multitude d’arcs-en-ciel rugirent, légers, pâles et semblables à l’auréole des jeunes poitrinaires, au temps qu’elles faisaient partie de l’accessoire poétique. Les passants marchaient dans une neige odorante qui montait jusqu’à leurs genoux. Certains entamèrent des combats de bulles de savon que le vent emportait avec un grand nombre de fenêtres reflétées sur les parois translucides.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 34
La Seine charriait des nappes grumeleuses qui s’arrêtaient aux piles des ponts et se dissolvaient en firmaments.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 34
Les conditions de la vie furent changées quant aux relations matérielles, mais l’amour fut toujours de même le privilège de peu de gens, disposés à courir toutes les aventures et à risquer le peu de vie consentie aux mortels dans l’espoir de rencontrer enfin l’adversaire avec lequel on marche côte a côte, toujours sur la défensive et pourtant à l’abandon.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 34
Bibendum rentrant en son repaire où il se proposait de rédiger la fameuse proclamation connue depuis sous le nom de Pater du faux messie, s’enduisit, malgré ses précautions, de mousse de savon. Arrivé, il dicta immédiatement le Pater et, ressortant, glissa sur le macadam, tomba et mourut en donnant naissance à une armée de pneus. Ceux-ci devaient continuer la lutte.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 35
Bébé Cadum, ou plutôt le Cristi, puisqu’il faut, à notre époque, l’appeler par son nom, avait trente-trois ans. La barbe eût donné à son visage un aspect sinistre sans le sourire enfantin que dessinaient ses lèvres.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), III. Tout ce qu'on voit est d'or, p. 36
Où est-il le temps des galères et celui des caravelles ? Il est loin comme une minute de sable dans le trébuchet du destin.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 39
Le nouveau corsaire vêtu d’un smoking est à l’avant de son yacht rapide qui de son sillage blanc singeant les princesses des cours périmées, heurte dans sa course tantôt le corps des naufragés errant depuis des semaines, tantôt, enveloppé d’un ridicule drapeau, le corps de celui qui décéda avant d’arriver au port [...], tantôt la troublante arête-squelette d’une sirène défunte pour avoir, une nuit, traversé sans son diadème de méduses les eaux d’une tempête éclairées par un phare puissant perdu loin des côtes et proie des oiseaux fantômes.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 39
Corsaire Sanglot était enfoui jusqu’au cou dans un immense champ d’éponges. Elles pouvaient être trois ou quatre cent mille. Des hippocampes troublés dans leur sommeil surgirent de tous côtés en même temps qu’une gigantesque bougie allumée de l’espèce dite marine. À la lueur, les vallonnements tendres des éponges s’éclairèrent à perte de vue. Leurs mamelons prirent un relief extraordinaire et Corsaire Sanglot se fraya parmi eux un chemin difficile. Il atteignit enfin la bougie. Celle-ci surgissait d’une espèce de clairière appelée, un écriteau de corail en faisait foi, « Éclaircie de l’éponge mystique », une troupe d’hippocampes se jouait là, sur un sol fait de petits galets noirs. Douze squelettes de sirènes y reposaient, couchés côte à côte. Devant ce cimetière Corsaire Sanglot éprouva un grand soulagement. Il contemplerait un instant cette place sacrée, puis, dans la prairie des éponges, il irait se coucher pour toujours. Il distinguait des uniformes de marins de nationalités diverses, des squelettes en smokings et en robes de soirée.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 43
Qu’elle vienne celle que j’aimerai, au lieu de vous raconter des histoires merveilleuses (j’allais dire à dormir debout). Ô satisfaction nocturne, angoisse de l’aube, émoi des confidences, tendresse du désir, ivresse de la lutte, merveilleux flottement des matinées d’après l’amour.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 44
Ne me dites pas qu’elle est belle, elle est émouvante. Sa vue imprime à mon cœur un mouvement plus rapide, son absence emplit mon esprit.
Banalité ! Banalité ! Le voilà donc ce style sensuel ! La voici cette prose abondante. Qu’il y a loin de la plume à la bouche. Sois donc absurde, roman où je veux prétentieusement emprisonner mes aspirations robustes à l’amour, sois insuffisant, sois pauvre, sois décevant.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 45
Je crois encore au merveilleux en amour, je crois à la réalité des rêves, je crois aux héroïnes de la nuit, aux belles de nuit pénétrant dans les cœurs et dans les lits.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 45
Corsaire Sanglot aborde au port. Le môle est en granit, la douane en marbre blanc. Et quel silence. De quoi parlé-je ? Du Corsaire Sanglot. Il aborde au port, le môle est de porphyre et la douane en lave fondue... et quel silence sur tout cela.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 45
Qu’elle est douce, aux cœurs amers, la solitude, qu’il est doux, le spectacle de l’abandon, aux âmes orgueilleuses. Je me réjouis de la lente promenade du héros dans la ville déserte où la statue de Jack l’éventreur indique seule qu’une population de haute culture morale vivait jadis.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 46
Quand il sortit, au crépuscule, la chanson des fontaines publiques peuplait les rues de sirènes imaginaires. Elles s’enlaçaient, tournaient et se traînaient jusqu’aux pieds du corsaire. Muettes, elles imploraient du conquérant la chanson qui les rendrait aux limbes maritimes, mais lui, le gosier sec, ne troubla pas de sa voix les rues et les murs sonores car ses yeux lucides, plus lucides que les yeux de la réalité, discernaient par-delà le désert et les régions habitées l’ombre de la robe de celle que j’aime et à laquelle je n’ai pas cessé de penser depuis que ma plume, animée quoique partie du mouvement propre à l’ensemble, vole dans le ciel blafard du papier.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 47
Ma plume est une aile et sans cesse, soutenu par elle et par son ombre projetée sur le papier, chaque mot se précipite vers la catastrophe ou vers l'apothéose.
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. IV. La brigade des jeux, p. 47
Je viens de parler du phénomène magique de l’écriture en tant que manifestation organique et optique du merveilleux. Pour ce qui est de la chimie, de l’alchimie de cette calligraphie reconnue belle par d’aucuns, et du seul point de vue, j’insiste et tant pis pour le pléonasme s’il y en a, calligraphique, je conseille aux calculateurs habitués au jeu des atomes de dénombrer les gouttes d’eau oculaires à travers lesquelles ces mots sont passés pour revenir sous une forme plastique se confronter à ma mémoire, de compter les gouttes de sang ou les fragments de gouttes de sang consumés à cette écriture.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IV. La brigade des jeux, p. 47
Je sais quelle est l’agonie d’un navire pris dans la banquise, je connais le râle froid et la mort pharaonique des explorateurs arctiques et antarctiques, avec ses anges rouges et verts et le scorbut et la peau brûlée par le froid.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 49
Stupide évocation de la vie libre des déserts. Qu’ils soient de glace ou de porphyre, sur le navire ou dans le wagon, perdus dans la foule ou dans l’espace, cette sentimentale image du désordre universel ne me touche pas.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 49
Je t’aime et tu feins de m’ignorer. Je veux croire que tu feins de m’ignorer ou plutôt non ta mimique est pleine d’allusions. La phrase la plus banale a des sous-entendus émouvants quand c’est toi qui m’adresses la parole.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 49
Tu passes rarement sur mon chemin. Je suis à l’âge où l’on commence à regarder ses doigts maigres, et où la jeunesse est si pleine, si réelle qu’elle ne va pas tarder à se flétrir. Tes lèvres font monter les larmes à mes yeux ; tu couches toute nue dans mon cerveau et je n’ose plus dormir.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 50
Dès qu’il eut passé la dernière porte de l’asile, les personnages multiples du génie vinrent à lui.
« Entrez, entrez, mon fils, dans ce lieu réservé aux âmes mortifiées et que le tendre spectacle de la retraite prépare votre orgueil à la gloire prochaine que lui réserve le seigneur dans son paradis de satin et de sucre. »
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 50
Pénètre en toi-même et reconnais l'excellence des ordres de la sensualité.
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. V. La baie de la faim, p. 51
L'idée est concrète, chacun d'elles, une fois émise, correspond à une création, à un point quelconque de l'absolu.
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. V. La baie de la faim, p. 51
Je t'adore, ô mon amant ! et voici qu'aujourd'hui, jour choisi par moi seule à cette minute précise, je t'offre la blessure béante de mon sexe et celle sanglante de mon cœur !
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. V. La baie de la faim, p. 52
De même qu'en 1789 la monarchie absolue fut renversée, il faut en 1925 abattre la divinité absolue. Il y a quelque chose de plus fort que Dieu. Il faut rédiger la Déclaration des droits de l'âme, il faut libérer l'esprit, non pas en le soumettant à la matière, mais en lui soumettant à jamais la matière !
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. V. La baie de la faim, p. 54
— Et pourquoi ? demande le sphinx.
— Parce que je le veux.
— C’est bien, tu peux passer, Œdipe idée et peau.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 55
Dans le laboratoire des idées célestes, un pseudo-Salomon de Caus met la dernière main aux épures du mouvement perpétuel. Son système basé sur le jeu des marées et sur celui du soleil occupe quarante-huit feuilles de papier Canson. À l’heure où ces lignes sont écrites l’inventeur est fort occupé à couvrir la quarante-huitième feuille de petits drapeaux triangulaires et d’étoiles asymétriques. Le résultat ne se fera pas attendre.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 55
La nuit pénètre dans le laboratoire sous l’aspect d’une femme nue et pâle sous un large manteau d’astrakan. Ses cheveux blonds et coupés font une lueur vaporeuse autour de son fin visage. Elle pose la main sur le front de l’ingénieur et celui-ci sent couler une mystérieuse fontaine sous la muraille de ses tempes tourmentées par les migraines.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 55
La nuit s’en va abandonnant sur le lit individuel un bouquet de nénuphars. Au matin, le gardien voit le bouquet. Il questionne le fou qui ne répond pas et dès lors, aux bras de la camisole de force, le malheureux ne sortira plus de sa cellule.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 55
L’asile d’aliénés, blanc sous le soleil levant, avec ses hautes murailles dépassées par des arbres calmes et maigres, ressemble au tombeau du roi Mausole. Et voici que les sept merveilles du monde paraissent. Elles sont envoyées du fond des âges aux fous victimes de l’arbitraire humain. Voici le colosse de Rhodes. L’asile n’arrive pas à ses chevilles. Il se tient debout, au-dessus, les jambes écartées. Le phare d’Alexandrie, en redingote, se met à toutes les fenêtres. De grands rayons rouges balayent la ville déserte, déserte en dépit des tramways, de trois millions d’habitants et d’une police bien organisée. D’une caserne, la diane surgit sonore et cruelle, tandis que le croissant allégorique de la lune achève de se dissoudre à ras de l’horizon.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 57
Je respire, je regarde, je n’arrive pas à assigner à mes réflexions un champ clos. Elles s’obstinent à tracer des sillons entrecroisés. Comment voulez-vous que le blé, préoccupation principale des gens que je méprise, puisse y germer.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 57
Mais le Corsaire Sanglot, la chanteuse de music-hall, Louise Lame, les explorateurs polaires et les fous, réunis par inadvertance dans la plaine aride d’un manuscrit, hisseront en vain du haut des mâts blancs les pavillons noirs annonciateurs de peste s’ils n’ont auparavant, fantômes jaillis de la nuit profonde de l’encrier, abandonné les préoccupations chères à celui qui, de cette nuit liquide et parfaite, ne fit jamais autre chose que des taches à ses doigts, taches propres à l’apposition d’empreintes digitales sur les murs ripolinés du rêve et par là capables d’induire en erreur les séraphins ridicules de la déduction logique persuadés que seul un esprit familier des majestueuses ténèbres a pu laisser une trace tangible de sa nature indécise en s’enfuyant à l’approche d’un danger comme le jour ou le réveil, et loin de penser que le travail du comptable et celui du poète laissent finalement les mêmes stigmates sur le papier et que seul l’œil perspicace des aventuriers de la pensée est capable de faire la différence entre les lignes sans mystère du premier et le grimoire prophétique et, peut-être à son insu, divin du second, car les pestes redoutables ne sont que tempêtes de cœurs entrechoqués et il convient de les affronter avec des ambitions individuelles et un esprit dégagé du stupide espoir de transformer en miroir le papier par une écriture magique et efficace.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), V. La baie de la faim, p. 58
L’éternité comme une immense coquille d’œuf m’entoure de tous côtés et voici que la liberté, belle lionne, se métamorphose à son gré.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 62
La voici, tempête conventionnelle sous des nuages immobiles. La voici, femme virile coiffée du bonnet phrygien, aux tribunes de la Convention et à la terrasse des Feuillants. Mais déjà femme est-ce encore elle cette merveilleuse, encore ce mot prédestiné dans l’olympe de mes nuits, femme flexible et séduite et déjà l’amour ? L’amour avec ses seins rudes et sa gorge froide. L’amour avec ses bras emprisonneurs, l’amour avec ses veillées mouvementées, à deux, sur un lit tendu de dentelles.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 62
Pas plus que l’océan, pas plus que le désert, pas plus que les glaciers, les murs du cimetière n’assignent de limites à mon existence tout imaginaire. Et cette matérielle figure, le squelette des danses macabres, peut frapper s’il lui plaît à ma fenêtre et pénétrer dans ma chambre. Elle trouvera un champion robuste qui se rira de son étreinte.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 62
Faiseurs d’épitaphes, marbriers, orateurs funèbres, marchands de couronnes, toute votre engeance funéraire est impuissante à briser le vol souverain de ma vie projetée, sans raison et sans but, plus loin que les fins de mondes, les Josaphat’s Kermesses et les biographies.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 62
Le corbillard le Louise Lame peut poursuivre dans Paris un chemin sans accidents, je ne le saluerai point au passage. J'ai rendez-vous demain avec Louise Lame et rien ne peut m’empêcher de m’y rendre. Elle y viendra. Pâle peut-être sous une couronne de clématites, mais réelle et tangible et soumise à ma volonté.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 63
Louise Lame morte vint me rejoindre et nul parmi ceux que nous rencontrâmes ne put remarquer le changement qui s’était effectué en elle. À peine une odeur de tombeau se mêlait-elle à l’ambre dont elle était parfumée, odeur de tombeau que je connais bien pour l’avoir respirée maintes fois à ras des draps fatigués par des plis nombreux, vus au petit jour comme les flots contradictoires et figés d’une marée matinale ou plutôt, en raison des ondes contraires déterminées par le froissement des membres aux vestiges d’un corps lancé dans un liquide, par exemple un homme dans un fleuve, avec si bon vous semble une pierre au cou : des ronds concentriques.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 63
Et de même, la bouteille, n’est-ce pas la femme érigée toute droite au moment du spasme, et le rêveur insensible dans le vent et le téton pour la bouche de l’amant et le phallus. Et le porte-plume aussi, obscène et symbolique dans la main du poète, et le chapeau fendu comme un sexe ou rond comme une croupe. Toutes ces images opèrent un nivellement dans l’esprit. Tous ces éléments comparables à un même accessoire ne sont-ils pas égaux ?
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 64
Qu’ils me font rire ceux qui prétendent faire autre chose dans cette tempête que des gestes désespérés de moulins à vent, des contorsions de cerfs-volants, des mouvements arbitraires d’ailes, ceux qui se prétendent timonniers capables d’aller au port, ceux pour qui doute n’est pas synonyme d’inquiétude, ceux qui sourient finement !
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 64
Ce sont les hommes qui sont imbéciles, ayant basé les voiles des navires sur le même principe que la tornade, de trouver le naufrage moins logique que la navigation.
Que je les méprise ceux qui ignorent jusqu’à l’existence du vent.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VI. Pamphlet contre la mort, p. 64
Paysage de l’émotion, région supérieure de l’amour où nous construisons des tombeaux jamais occupés, lorsque la métamorphose physique finale est évoquée en votre présence l’homme prend quelque noblesse.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 66
Corsaire Sanglot n’eut pas besoin de suivre son chemin pour que les allées de cyprès du songe solitaire connussent les semelles de son imagination.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 67
Corsaire Sanglot n’hésita pas. Il entra dans le couloir. La concierge, une belle sirène, était en train de changer d’écailles, suivant la volonté de la saison. C’étaient, dans la loge meublée d’une table, d’un buffet et d’un cartel Henri-II, des tourbillons d’écailles vertes et blanches.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 67
La sirène dressa vers l’escalier sa main blanche et palmée :
« Prends garde, Corsaire Sanglot, pillard de méduses, ravageur d’astéries, assassin des requins ! On ne résiste pas impunément à mon regard. »
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 67
Les valets du club des Buveurs de Sperme s’empressèrent autour de lui. Après avoir choisi un cru de choix, du sperme sénégalais année du naufrage de La Méduse Corsaire Sanglot alluma une cigarette.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 67
Chaque récolte est enfermée dans une petite ampoule de cristal, de verre ou d’argent, soigneusement étiquetée et, avec les plus grandes précautions, expédiée à Paris.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 68
Les fondateurs du club, derniers occultistes, se sont réunis pour la première fois au début de la Restauration.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 68
Un autre regretta toujours la perte du divin breuvage que dut être le Malvoisie dans lequel un duc de Clarence fut noyé.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 69
Les membres du club aiment la mer. L’odeur phosphorée qui s’en dégage les grise et, parmi les débris des grèves, épaves de navires, arêtes de poissons, reliquats de villes submergées, ils retrouvent l’atmosphère de l’amour et ce halètement qui, à la même heure, témoigne à notre oreille de l’existence réelle d’un imaginaire, pêle-mêle avec le crissement particulier du varech qui se dessèche, les émanations de ce magnifique aphrodisiaque l’ambre marine, et le clapotis des vagues blanches contre le sexe et les cuisses des baigneuses au moment précis où, atteignant enfin leur ceinture, elles plaquent le maillot contre la chair.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 69
Un nombre considérable d’ampoules brisées gisait à ses pieds à l’apparition de la première étoile, depuis celle en verre blanc du Sénégalais jusqu’à celle jaune des Esquimaux dont l’essence ne supporte pas la lumière du jour, habitués qu’ils sont à n’aimer que durant les six mois de ténèbres polaires.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 69
— Semelle ? Semaine ? le temps et l’espace. Tout rapport entre eux est celui de la haine et des ailes.
— L’oseille est en effet un mets de choix, un mets de roi.
— Mois, déchet.
— Mot à mot, tome à tome, motte à motte, ainsi va la vie.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 70
— La sœur de qui ? demanda Corsaire Sanglot.
— Le cœur décis, décor ce lit.
— Feux intellectuels vulgaires.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 70
— Ainsi avons-nous voulu que fût pressée la grappe merveilleuse. Aucune idolâtrie n’entre en notre passion. Hâtez-vous de rire, religieux déifages, francs-maçons idiots. Un instant notre imagination trouve en ce festin une raison de s’élever plus haut que les neiges éternelles. À peine la saveur merveilleuse a-t-elle pénétré notre palais, à peine nos sens sont-ils émus qu’une image tyrannique se substitue à celle de l’ascension amoureuse : celle d’une route interminable et monotone, d’une cigarette immense qui dégage un brouillard où s’estompent les villes, celle de vingt mains tendant vingt cigarettes différentes, celle d’une bouche charnue.
Il est ici question du Club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 71
Le corps de Louise Lame vaincue et fatiguée repose dans la flaque de sang. Le corsaire attentif comprend que l’heure est venue des représailles. Il s’apprête à sortir quand la sirène apparaît dans le salon. Il la saisit à bras le corps, la soulève et la jette à toute volée dans la rue, à travers une fenêtre. Les vitres volent en éclats et l’eau fait irruption dans le club : une eau bleue et bouillonnante, écumeuse, qui renverse les tables, les fauteuils, les buveurs. Corsaire Sanglot, durant ce temps, s’éloigne d’un quartier si paisible que le rêve y devient réalité. Son chemin est celui de la pensée, fougère à queue de paon.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 82
Les gazogènes sont emplis du bourdonnement de plusieurs milliards de papillons qui attendent en battant des ailes le moment d’être livrés à la consommation. Le ciel d’encre et de buvard pèse sur ce tableau.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 82
Corsaire Sanglot, ton attente eût été longue sans l’invincible destinée qui te livre entre mes mains.
Et voici que s’avance le marchand d’éponges.
Corsaire Sanglot le questionne du regard et celui-ci lui révèle que son poétique fardeau ne lui suggère pas des idées normales.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 82
Ramené péniblement, ils découvrirent dans ses mailles un buste antique et mutilé et une sirène : une sirène qui était poisson jusqu’à la taille et femme de la taille aux pieds. De ce jour, l’existence fut intenable sur le petit bateau. Le filet ne ramena plus que des étoiles charnues et soyeuses, des méduses transparentes et molles comme des danseuses en tutu récemment assassinées, des anémones, des algues magiques. L’eau des réservoirs se changea en perles fines, les aliments en fleurs des Alpes : edelweiss et clématites. La faim tortura les matelots mais nul ne songea à rejeter à la mer l’augurale créature qui avait déterminé la famine. Elle rêvait à l’avant sans paraître souffrir de sa nouvelle existence. L’équipage mourut en peu de jours et l’esquif, jouet des courants, parcourt encore les océans.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 83
L’éponge sacrée qui s’aplatit au creux des omoplates et à la naissance des seins, sur le cou et sur la taille, à la naissance des reins et sur le triangle des cuisses, qui disparaît entre les fesses musclées et dans le ténébreux couloir de la passion, qui s’écrase et sanglote sous les pieds nus des femmes.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 85
Le marchand d’éponges passe dans les rues. Voici qu’il est tard. Le marchand de sable qui l’a précédé a semé des plages stériles, voici le marchand d’éponges qui vous jette l’amour, amants tourmentés (comme s’ils méritaient le nom d’amants ceux qui ne sont pas haletants d’angoisse).
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 85
Le Corsaire Sanglot réfléchit. Il se souvient d’un cadavre de femme et d’un salon où l’on buvait une douce liqueur... Il reprend le chemin du club des Buveurs de Sperme.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VII. Révélation du monde, p. 85
Corsaire Sanglot sentait croître une estime nouvelle pour lui-même et en lui-même. Depuis qu’il avait compris et accepté la monotonie de l’Éternité, il avançait droit comme un bâton à travers les aventures, lianes glissantes, qui ne l’arrêtaient pas dans sa marche. Une exaltation nouvelle avait succédé à la dépression. Une espèce d’enthousiasme à rebours qui lui faisait considérer sans intérêt l’échec de ses plus chères tentatives. La liberté du temps l’avait enfin conquis.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 87
Nul paradis n'est permis à qui s'est rendu compte un jour de l'existence de l'infini.
La Liberté ou l'Amour (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. VIII. À perte de vue, p. 88
Vous qui n'avez pas peur de la mort essayez donc un peu l'ennui. Il ne vous servira plus à rien par la suite de mourir.
La Liberté ou l'Amour (1924), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1982 (ISBN2-07-027695-3), chap. VIII. À perte de vue, p. 88
Qui donc a comparé l’ennui à la poussière ? L’ennui et l’éternité sont absolument nets de toute souillure. Un balayeur mental en surveille soigneusement la propreté désespérante. Ai-je dit désespérante ? L’ennui ne saurait pas plus engendrer le désespoir qu’il ne saurait aboutir au suicide. Vous qui n’avez pas peur de la mort essayez donc un peu de l’ennui. Il ne vous servira plus à rien par la suite de mourir. Une fois pour toutes vous auront été révélés le tourment immobile et les perspectives lointaines de l’esprit débarrassé de tout pittoresque et de toute sentimentalité.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 88
Une poétique agoraphobie transforme mes nuits en déserts et mes rêves en inquiétude.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 92
Je parle aujourd’hui devant une vitrine de postiches et de peignes d’écaille et tandis que machinalement je garnis cette maison de verre et de têtes coupées et de tortues apathiques, un gigantesque rasoir du meilleur acier prend la place d’une aiguille sur l’horloge de la petite cervelle. Elle rase désormais les minutes sans les trancher.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 92
Je suis seul, capable encore et plus que jamais d’éprouver la passion. L’ennui, l’ennui que je cultive avec une rigoureuse inconscience pare ma vie de l’uniformité d’où jaillissent la tempête et la nuit et le soleil.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 93
Le coiffeur sortit à ce moment et du seuil considéra le promeneur arrêté.
« Voulez-vous être rasé ? Monsieur, je rase doucement. Mes instruments nickelés sont des lutins agiles. Ma femme, la posticheuse aux cheveux couleur de palissandre, est renommée pour la délicatesse de son massage et son adresse à polir les ongles, entrez, entrez, Monsieur. »
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 93
Le fauteuil et la glace lui offrirent leur familière pénombre. Déjà, la mousse emplissait le plat à barbe. Le coiffeur apprêtait son blaireau. Il était deux heures du matin, la nuit confondait les ombres des bustes de cire. Les parfums de la boutique flottaient lourdement. La mousse sur les bâtons de savon à barbe séchait en craquant. Corsaire Sanglot sentait une présence obscure au-dessus de sa tête. Il rejeta violemment les draps et la mer mourant à ses pieds l’enivra d’air salin.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 93
Prends garde, ne sois pas mon ami. J’ai juré de ne plus me laisser prendre à ce terrible piège à loup, je ne serai jamais le tien et si tu consens à tout abandonner pour moi, je ne t’en abandonnerai pas moins un jour.
Je connais d’ailleurs, pour l’avoir éprouvé, l’abandon. Si tu désires cette hautaine luxure c’est bien, tu peux me suivre. Autrement, je ne demande que ton indifférence, sinon ton hostilité.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), VIII. A perte de vue, p. 94
Perdu entre les segments d’un horizon féroce, l’explorateur casqué de blanc s’apprête à mourir et rassemble ses souvenirs pour savoir comment doit mourir un explorateur : si c’est les bras en croix ou face dans le sable, s’il doit creuser une tombe fugitive en raison du vent et des hyènes, ou se recroqueviller dans la position dite en chien de fusil qui tourmente les mères de famille, quand elles constatent que leur progéniture l’a choisie pour dormir, si le lion sera son bourreau, ou l’insolation, ou la soif.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IX. Le palais des mirages, p. 99
Dans le désert, perdu, irrémédiablement perdu, l’explorateur casqué de blanc se rend compte enfin de la réalité des mirages et les trésors inconnus, les faunes rêvées, les flores invraisemblables constituent le paradis sensuel où il évoluera désormais, épouvantail sans moineaux, tombeau sans épitaphe, homme sans nom, tandis que, formidable déplacement, les pyramides révèlent les dés cachés sous leur masse pesante et posent à nouveau le problème irritant de la fatalité dans le passé et de la destinée dans le futur.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), IX. Le palais des mirages, p. 100
Les récréations se passent maintenant derrière les buissons de prunelliers. Et, deux à deux, elles se fouettent mutuellement, bienheureuses quand le sang entoure leurs cuisses d’un mince et chaud reptile.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), X. Le pensionnat de Humming Bird-Garden, p. 107
Un jour, il avait jonché la promenade des Anglais d’une multitude de camélias et d’anémones auxquelles se mêlaient des algues rares recueillies à grands frais dans les profondes fosses des mers équatoriales et des arbres entiers de corail blanc, une autre fois il avait distribué par millier des pièces étranges d’une monnaie d’or inconnue, à l’avers de laquelle un signe inquiétant était gravé ; au revers de laquelle resplendissait le chiffre 43 que nul n’avait pu expliquer.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), XII. Possession du rêve, p. 115
La villa de Cimiez était soigneusement fermée à toute visite. Pour éviter les indiscrétions, les domestiques malgaches qui composaient la suite du riche excentrique avaient dévoilé que des fils électriques à haute tension tendus au sommet du mur et au travers du parc formaient un infranchissable réseau où les imprudents se seraient pris comme des mouches dans une toile d’araignée.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), XII. Possession du rêve, p. 116
Trois orchestres jouaient sur la digue, faisant alterner les airs hawaiiens avec les blues et les rag-time. Mais nul ne savait que l’homme fortuné qui les recevait était parmi eux. Corsaire Sanglot, sous les apparences d’un jeune clubman, se promenait de groupe en groupe salué par ceux-là qui l’avaient rencontré à quelque fête, parlant à ceux-ci, voisin de table de jeux ou compagnon accidentel de golfe.
La liberté ou l'amour ! (1927), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1962 (ISBN978-2-07-027695-0), XII. Possession du rêve, p. 117
Ecrite en 1927, cette pièce de Robert Desnos ne fut jamais représentée.
Fabrice : Toujours le même !
Maxime : Toujours... Fabrice, je te donne ce que j'ai de plus cher au monde. Une étoile de mer. Cinq branches, cinq doigts, cinq sens... Il lui donne l'étoile.
Fabrice : Comme elle est jolie ! Si délicate, si charnue. Elle sent le sel. Elle est comme une chatte. Elle sent aussi les profondeurs marines. Comme elle est jolie...
Maxime : Je te la donne.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, L'Etoile de mer, 2, 1927, p. 183
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « Langage cuit », in Corps et biens 1923, p. 166
En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « Langage cuit », in Corps et biens 1923, p. 166
La pluie nous sécha.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « Langage cuit », in Corps et biens 1923, p. 166
À la mystérieuse — 1927
Dans la nuit il y a naturellement les sept merveilles du monde et la grandeur et le tragique et le charme.
Les forêts s'y heurtent confusément avec des créatures de légende et cachées dans les fourrés.
Il y a toi.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « À la mystérieuse », in Corps et biens 1926, p. 164
Dans la nuit [...] Il y a toi sans doute, ô belle et discrète espionne.
Et l'âme palpable de l'étendue.
Et les parfums du ciel et des étoiles et le chant du coq d'il y a 2000 ans et le cri du paon dans les parcs en flammes et des baisers.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « À la mystérieuse », in Corps et biens 1926, p. 165
Dans la nuit [...] Il y a toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au contraire.
Mais qui, présente dans mes rêves t'obstines à s'y laisser deviner sans y paraître.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « À la mystérieuse », in Corps et biens 1926, p. 165
Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de la mer, des fleuves, des forêts, des villes, des herbes, des poumons de millions et millions d'êtres.
Dans la nuit, il y a les merveilles du monde.
Dans la nuit, il n'y a pas d'anges gardiens mais il y a le sommeil.
Dans la nuit il y a toi.
Dans le jour aussi.
Les surréalistes — Une génération entre le rêve et l'action (1991), Jean-Luc Rispail, éd. Gallimard, coll. « Découverte Gallimard Littérature », 2000 (ISBN2-07-053140-6), chap. Témoignages et documents, Robert Desnos, « À la mystérieuse », in Corps et biens 1926, p. 166
État de veille, dans Destinée arbitraire, 1981, Gallimard Poésie
Âge de cent mille ans, j'aurais encore la force
De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
'Demain' (1942), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1942, p. 182
Ce cœur qui haïssait la guerre, dans Destinée arbitraire, 1981, Gallimard Poésie
Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
Je veille tandis que dort Paris.
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
J'entends passer des avions au-dessus de la ville.
Ce cœur qui haïssait la guerre (1942), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1943, p. 229
Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous qui, résistez, enfants de vingt ans au sourire de source,
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.
Ce cœur qui haïssait la guerre (1942), Robert Desnos, éd. Gallimard, 1943, p. 231
— Qu'est-ce que vous foutez là ? demanda le vieux fumeur à son compagnon.
— Moi ?
— Oui, vous. Vous avez vingt-cinq ans et l'air d'avoir dans la cervelle d'autres désirs que de vous momifier. Ne vous imaginez surtout pas que toutes ces saloperies vous garderont centenaire.
— Centenaire ? à quoi bon ?
— Vous avez déjà souffert ?
— Non.
— Alors qu'est-ce que vous attendez pour faire l'amour avec une femme qui soit comme une jument de deux ans et qui vous livre bataille chaque nuit ?
Le vin est tiré… (1943), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1992 (ISBN978-2-07-072550-2), p. 15
Il faut avoir dans le cœur un grand désir, mon jeune ami, un grand désir toujours présent .
Le vin est tiré… (1943), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1992 (ISBN978-2-07-072550-2), p. 16
Des agents le recueillirent la nuit suivante près du marché Saint-Antoine. Le joyeux compagnon des soirs de fête, le brillant camarade jadis si léger, si fin, n'était plus qu'une épave anonyme. De son passé, de son nom, de tout ce qui avait fait sa joie de vivre, il n'avait gardé aucun souvenir. C'était désormais un animal réclamant sa pitance de stupéfiant. Il n'en fit pas mystère au commissariat où le secrétaire hésitait à le diriger vers le Dépôt ou l'Infirmerie spéciale. Il eut en deux heures trois crises dont les agents pensèrent le voir mourir. On l'emmena à l'hôpital où une piqûre lui rendit une éloquence de plaideur persécuté. Il accusa les démons de la nuit et les sociétés secrètes de le torturer avec des raffinements lyriques. Puis il tomba de nouveau dans un mutisme dont il ne sortait, à intervalle régulier, comme une mécanique remontée, que pour réclamer la piqûre qui lui ouvrait les portes du désert mental où il allait désormais vivre.
Désintoxiqué et interné, il fut le jouet des décisions administratives qui l'envoyèrent d'hôpitaux en asiles comme un damné descends les cercles de l'enfer, harcelé par le retentissement des lourds verrous illusoires mais incrochetables que des puissances de ténèbres ferment sans cesse derrière lui.
Le vin est tiré… (1943), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1992 (ISBN978-2-07-072550-2), p. 70
Il est des jours à Paris où la foule est une forêt de visages inconnus. Il en est d'autres où chaque tournant de rue est un lieu de rencontre. Il semble même qu'il suffise de penser à quelqu'un pour le voir se présenter. Place de l'Opéra, Barbara qui, baignée de soleil et de vent tiède, était sortie, vit Antoine. Elle se dirigea vers lui, mais, au moment où elle allait poser sa main sur son épaule, elle se rendit compte qu'elle se trompait, que ce n'était pas Antoine mais un inconnu qui ne lui ressemblait même pas. Elle n'était pas encore parvenue à la rue Scribe qu'Antoine vint vers elle. C'était bien lui cette fois.
Le vin est tiré… (1943), Robert Desnos, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1992 (ISBN978-2-07-072550-2), p. 164
En vous tous je salue les prospecteurs du rêve, indépendants des savanes, surréalistes révolutionnaires, je vous vois marchant les yeux bandés mais d’un pas assuré sous les grands eucalyptus du cauchemar et sous les mélèzes murmurants de l’inspiration. Car il n’est de peintres valables que les peintres inspirés. Cette déesse admirable va-t-elle enfin reprendre la place dans nos cœurs et dans nos esprits ? C’est elle pourtant qui dictera nos paroles quand nous parlerons, c’est elle déjà qui vous guide la main, oh ! mes amis, quand vous mêlez vos couleurs.
« Surréalisme », Cahiers d'art, 1926, p. 213 [texte intégral]
Je n’aperçois plus dans cette plaine que Robert Desnos qui est à l’heure présente le cavalier le plus avancé. […] le lyrisme nouveau trouvera le moyen de se traduire sans le secours du livre, ce qui ne veut pas dire, comme Apollinaire a fait la bourde de le croire, qu’il empruntera celui du phonographe. Il n’y a qu’un homme libre de toute attache, comme Robert Desnos, qui pour cela saura porter assez loin le feu. Je ne forme, en finissant qu’un vœux, c’est que l’énorme affection que je lui porte ne lui soit pas trop lourde afin qu’il puisse continuer à opérer le miracle les yeux fermés.
« Caractère de l’évolution moderne et ce qui en participe », conférence, Barcelone, 17 novembre 1922.
« Les pas perdus », dans Œuvres complètes I, André Breton, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (ISBN2-07-011138-5), p. 307
Symbolisme, cubisme, dadaïsme sont depuis longtemps révolus, le Surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète. Il existe un homme qui rêve tout haut sans dormir et qui s’inscrit en faux contre la vie admise, de toute cette hauteur. Les écrivains, les artistes sont, sans le savoir, à ses pieds. […] Comme tant d’autres sont plus royalistes que le roi, songeons que Desnos est mille fois plus révolutionnaire que la révolution. Dès maintenant son rôle ne fait plus de doute : il perdra sur terre quelques livres et, du jour de sa mort, qui ne saurait tarder, il commencera à opérer des miracles.
Le Journal littéraire, juillet 1924.
« Alentours II », dans Œuvres complètes I, André Breton, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (ISBN2-07-011138-5), p. 473-474
Demandez à Robert Desnos, celui d’entre nous qui, peut-être, s’est le plus approché de la vérité surréaliste, celui qui, dans des œuvres encore inédites et le long des multiples expériences auxquelles il s’est prêté, a justifié pleinement l’espoir que je plaçais dans le surréalisme et me somme encore d’en attendre beaucoup. Aujourd'hui Desnos parle surréaliste à volonté. La prodigieuse agilité qu’il met à suivre oralement sa pensée nous vaut autant qu’il nous plaît de discours splendides et qui se perdent, Desnos ayant mieux à faire qu'à les fixer. Il lit en lui à livre ouvert et ne fait rien pour retenir les feuillets qui s'envolent au vent de sa vie.
« Manifeste du surréalisme », dans Œuvres complètes I, André Breton, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (ISBN2-07-011138-5), p. 331
J’aimerais pouvoir écrire ces souvenirs en lettres phosphorescentes. Si je les écris malgré tout, c’est parce qu’à cet instant, avenue de l’Opéra, le soleil couchant a baigné les visages avec assez de soufre pour les rendre jaunes, d’un jaune insupportable, en même temps que devient bleu, d’un bleu intolérable, le chapeau melon, initialement noir, d’un promeneur un peu bizarre.
Ainsi puis-je me rappeler que Desnos avait les yeux exorbités. Deux huîtres dans leur coquille qui reflétaient, dans leur passivité glauque et rauque, le mouvement de la mer. Au bord, au commencement, de sa mer, il y avait une plage, de sable le jour, de chair la nuit. Sur la lande près de la plage, dans un verger trop fleuri, une fille s’était laissée choir à terre et m’avait demandé de passer l’après-midi entier à lui presser des géraniums entre les seins.
« La Période des sommeils », René Crevel, This Quarter vol. 5, nº 1, Septembre 1932, p. 1
Un certain dualisme qu’ils ne parvenaient pas à surmonter, voilà ce qui détourna du surréalisme, non seulement Desnos, mais beaucoup d’autres, parce que, dialectique dans son essence, le surréalisme n’entend sacrifier ni le rêve à l’action, ni l’action au rêve, préférant plutôt nourrir leur synthèse.
« La Période des sommeils », René Crevel, This Quarter vol. 5, nº 1, Septembre 1932, p. 1
Vous pouvez également consulter les articles suivants sur les autres projets Wikimédia :