Nina Yargekov
Apparence
Nina Yargekov (née en 1980) est romancière et traductrice franco-hongroise.
Citations
[modifier]En France on s'intègre, on s'agrège, on devient particule parmi les particules, c'est le grand robot-mixeur républicain.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 47
La vérité n'est pas dans la Convention de Genève mais dans son application, les règles du jeu de l'asile évoluent à travers les interprétations qui en sont faites, elles sont souples et joyeuses, elles ondulent selon le contexte, elles chatoient selon la lumière du moment. Ne soyez donc pas naïve au point de croire que les fonctionnaires ayant validé ce dossier miteux n'aient pas compris de quoi il retournait. Autre époque autres mœurs, aujourd'hui naturellement une telle demande ne passerait plus, mais en 1980 cela n'avait rien d'exceptionnel, les migrants venus de l'Est bénéficiaient d'un bonus guerre froide, leur choix de passer à l'Ouest était comme une petite victoire, une confirmation de la supériorité du modèle démocratique-capitaliste, du coup leur dossier était traité avec bienveillance et décontraction.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 222
La pensée raciste est inaboutie, pour ne pas dire embryonnaire, et mériterait de toute évidence d'être retravaillée, par exemple quand on accuse les étrangers de pervertir la culture française le strict minimum serait de cesser de consommer les denrées migrantes, à votre humble avis celui qui demande l'expulsion d'un Ivoirien tout en mangeant du chocolat ou en buvant du café se tire une balle dans le pied argumentatif.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 286
Un Français sans origines qui se pique d'apprendre le bambara est une personne ouverte et curieuse. Un homme à la peau marron assistant à un concert de Fatoumata Diawara est déjà suspect de repli identitaire. La vie est profondément injuste.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 304
Habituellement on pense une fille une identité, avec des racines sagement rangées dans le pot patriotique. Mais vous c'est différent. Parce que vous, il y a une plante et deux pots et plein de racines dans tous les sens, vous êtes superposée, complexe et rhizomique, bizarre, libre et inclassable, vous n'êtes ni déracinée ni replantée, ni infidèle ni déloyale, les deux pays sont inscrits en vous et vous êtes inscrite dans les deux pays, vous vous affranchissez des clivages binaires, vous échappez aux petites boîtes, vous êtes l'hermaphrodite parmi les hommes et les femmes, vous êtes, ah mais oui: vous êtes queer de la nationalité. La classe.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 311
La prohibition de la double nationalité est une posture de conjoint jaloux, de patron autoritaire, de taulier aigri, cependant qu'il s'agit déjà d'un aveu d'échec, d'un aveu de peur, il faut qu'un pays ait une bien misérable image de lui-même pour qu'il souhaite enchaîner de la sorte ses citoyens.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 313
Tandis que les Français qui le sont devenus par filiation, à la naissance, étaient déjà des nourrissons patriotes adorant le camembert et la pétanque, vous qui avez acquis votre citoyenneté hexagonale sur le tard, c'était par opportunisme, "pour profiter du système". Partant de là, il y a lieu de se demander si vous ne seriez pas un agent étranger infiltré sur le territoire français. Surtout que votre décision de conserver votre second passeport [...] signe votre refus d'opérer "un choix clair d'adhésion à la collectivité nationale". Or cette distance que vous gardez vis-à-vis de la France "porte atteinte à la cohésion républicaine" non seulement parce que vous êtes ici en touriste, vous profitez des largesses de l’État-providence mais quand il s'agit de manifester votre ferveur patriotique vous traînez des pieds, vous êtes comme le chanteur Georges Brassens, ce binational notoire, le jour du 14 juillet vous restez dans votre lit douillet, car la musique qui marche au pas cela ne vous regarde pas, mais aussi parce que vous avez une fâcheuse tendance à conserver votre langue, votre cuisine, et des tas de coutumes bizarres, ce qui crée une brutale fracture dans une société française laquelle par ailleurs est d'une homogénéité culturelle exemplaire, le sociologue Pierre Bourdieu notamment a bien montré que les élites comme les classes populaires y avaient exactement les mêmes codes, les mêmes valeurs et les mêmes loisirs.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 364-365
Généreuse patrie des droits de l'homme accueille nourrissons de parents étrangers mais exclusivement avec une laisse autour du cou. Sait-on jamais. Ce qu'ils pourraient faire. Ces petits bougnoules. Qui rongent le pays de l'intérieur. Qui y creusent des trous identitaires. C'est comme les souris. Quand il y en a une ça va mais trop c'est trop. À la longue, le plancher républicain risquerait de s'effondrer. Pour se prémunir contre ce danger, on a recours à un ingénieux procédé nommé deux poids deux mesures. Vous ne connaissez pas? C'est simple pourtant. Un Français qui poignarde sa femme est un jaloux impulsif. Mais vous si vous frappez votre mari c'est culturel, vous venez sûrement d'une tribu matriarcale où les femmes se croient tout permis. Un opéra empli de mémés bourgeoises ce n'est pas du communautarisme, c'est un hasard ce n'est pas de leur faute si elles ont les mêmes goûts. En revanche évitez de fréquenter trop souvent l'Institut yazige c'est mauvais pour votre intégration cette manie que vous avez de traîner avec vos semblables. Et les coutumes sauvages. Grand classique, les coutumes sauvages. Gavez des oies pour le fois gras c'est civilisé c'est français. Au son de la Marseillaise les oies ne souffrent pas. Et même, elles sont heureuses de participer à cette belle tradition hexagonale. Toutefois ne vous avisez pas d'égorger un pigeon dans votre baignoire parce que là c'est de la barbarie. Un pauvre oiseau! Un pauvre oiseau!
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 370
Or à cet égard, c'est-à-dire en termes de chances de mener une bonne vie, être hongroise, vivre en Hongrie, c'est incontestablement être dans le camp des privilégiés, des dominants, des vainqueurs – satellite du G7, vous êtes.
Vous fermez les yeux.
Très fort: paupières serrées, crispées.
Bientôt ils seront triés.
Réfugiés, migrants économiques.
Bientôt ils seront triés.
Gentils persécutés, vilains parasites.
Bientôt ils seront triés.
Tendres agneaux, sangsues dégueulasses.
Il y aura des erreurs: certains qui réellement étaient dans une situation d'urgence n'obtiendront pas l'asile. Il y aura des rejets juridiquement corrects: à ceux qui ne correspondent pas aux critères, on dira de retourner vivre leur existence pourrie dans leur pays pourri. Tous ces refusés, la plupart de ces refusés, ont beaucoup risqué pour venir en Europe. Ils n'avaient pas de Lada, ils n'avaient pas de visa de trente jour pour l'Ouest. Ils ne se sont pas contentés de partir en vacances et d'oublier de rentrer. Ils vous regardent, ils vous demandent: et pourquoi pas nous, et pourquoi pas nous? Vous n'avez rien à leur répondre, parce que rien ne justifie que vos parents, qui n'étaient pas persécutés, qui ne mouraient pas de faim, aient obtenu le droit de vivre à l'Ouest tandis qu'aujourd'hui ce même Ouest rejettera des personnes ayant un dossier identique. Rappelez-vous les paroles de votre avocat imaginaire: aujourd'hui, une telle demande ne passerait plus.
Vous fermez les yeux.
Très fort: paupières serrées, crispées.
Bientôt ils seront triés.
Réfugiés, migrants économiques.
Bientôt ils seront triés.
Gentils persécutés, vilains parasites.
Bientôt ils seront triés.
Tendres agneaux, sangsues dégueulasses.
Il y aura des erreurs: certains qui réellement étaient dans une situation d'urgence n'obtiendront pas l'asile. Il y aura des rejets juridiquement corrects: à ceux qui ne correspondent pas aux critères, on dira de retourner vivre leur existence pourrie dans leur pays pourri. Tous ces refusés, la plupart de ces refusés, ont beaucoup risqué pour venir en Europe. Ils n'avaient pas de Lada, ils n'avaient pas de visa de trente jour pour l'Ouest. Ils ne se sont pas contentés de partir en vacances et d'oublier de rentrer. Ils vous regardent, ils vous demandent: et pourquoi pas nous, et pourquoi pas nous? Vous n'avez rien à leur répondre, parce que rien ne justifie que vos parents, qui n'étaient pas persécutés, qui ne mouraient pas de faim, aient obtenu le droit de vivre à l'Ouest tandis qu'aujourd'hui ce même Ouest rejettera des personnes ayant un dossier identique. Rappelez-vous les paroles de votre avocat imaginaire: aujourd'hui, une telle demande ne passerait plus.
- Double nationalité, Nina Yargekov, éd. P.O.L., 2016 (ISBN 9782818040379), p. 370