Mao ou Maurras ? est la transcription d'un entretien entre deux jeunes militants politiques Philippe Hamel, communiste, et Patrice Sicard, royaliste d'Action française, publié en 1970. Guy Baret, futur journaliste au Figaro, les réunit dans ce second volume de la collection Carrefour des Jeunes.
SICARD. — [...] Selon nous, il n'existe pas de secteur révolutionnaire privilégié. Il est certain qu'on ne conduira à l'assaut de la société et de son expression politique que les gens qui auront quelque chose à gagner d'une transformation radicale et brutale; tandis que ceux qui ont intérêt à préserver l'ordre établi ne bougeront pas. D'une manière plus générale, nous estimons qu'il n'y a pas de secteur historiquement privilégié, défini d'avance comme secteur révolutionnaire. L'opération de révolution politique devra se faire par l'unification momentanée autour d'une base politique minimum et derrière une avant-garde politiquement consciente, de tous les secteurs sociaux qui contesteront la société techno-bureaucratique. Elle ne se fera pas selon des schémas préétablis ni selon les schémas de la dialectique marxiste qui, à mon avis, sont désamorcés par le mouvement actuel. Les maurrassiens pensent que, dans une perspective révolutionnaire, ce n'est pas le conflit dialectique entre classes qui doit être exploité mais le conflit d'ensemble entre la société globale, ou « pays réel », et la classe politique, ou « pays légal ».
Mao ou Maurras ?, Patrice Sicard et Philippe Hamel, éd. Beauschesne, 1970, p. 52-53
HAMEL. — Lorsqu'un mouvement révolutionnaire cherche à s'emparer du pouvoir, c'est pour renverser la classe dominante, aujourd'hui la bourgeoisie et son état. Or, l'essentiel de l'État bourgeois est l'armée et la police.
Le mouvement doit donc avoir l'appui de ces forces, ou au moins l'assurance de leur neutralité. Ainsi l'État renversé n'a plus de moyen de répression contre le mouvement de masse. Car la révolution est toujours une question de rapport de force.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, au mois de mai, la plupart des mouvements gauchistes (sauf certains de type anarchiste) n'ont pas proposé comme mot d'ordre : « À l'Élysée ». Il y a eu chez nous une prise de conscience très nette du fait que la situation n'était pas mûre pour ce genre d'action et que le mouvement d'information, d'explication et de propagande devait aussi s'exercer sur les forces de police, d'armées, etc.
Mais nous pensons qu'il est possible de toucher suffisamment les forces de police et l'armée, pour leur faire comprendre qu'il n'est pas dans leur intérêt de tirer sur les masses quand celles-ci veulent s’emparer du pouvoir. Et je vais le démontrer par l’analyse suivante.
En ce qui concerne l'armée, il faut distinguer entre le contingent, composé du tout venant et donc ouvert à ce mode de propagande, et les brigades spéciales qui posent un problème beaucoup plus difficile, mais pas insurmontable.
Mao ou Maurras ?, Patrice Sicard et Philippe Hamel, éd. Beauschesne, 1970, p. 27-28
HAMEL. — Y’a-t-il une séparation du pouvoir et de la propriété ?
Dans la société bourgeoise actuelle, il y a dissociation des fonctions, des pouvoirs techniques et financiers. Autrefois, le directeur de l'entreprise décidait des orientations techniques et apportait les capitaux. Maintenant, le président-directeur général est un salarié chargé de la marche technique de l'affaire, et le capitaliste fournit la masse monétaire qui permet à l'entreprise de tourner et de faire ses investissements. Nous disons que le technicien, le président-directeur général, le technocrate est au service de l'entreprise dans la mesure où il ne peut investir qu'avec l'autorisation du capitaliste. Le pouvoir effectif reste donc aux mains du capitalisme. Pour nous, le président-directeur général est un simple technicien salarié dont les intérêts sont encore subjectivement liés à la bourgeoisie, mais tend de plus en plus à être prolétarisé. Il y aura un jour des techniciens au service du prolétariat.
Mao ou Maurras ?, Patrice Sicard et Philippe Hamel, éd. Beauschesne, 1970, p. 91
SICARD. — J'ajouterai une dernière observation. Je veux récupérer ce que tu me dis des tâches d'éducation. Quant à l'autonomie théorique du politique et à la persistance de l'État dans les super-structures, on constate, spécialement dans le cadre de la révolution culturelle, un effarant volontarisme dans la création des structures politiques, juridiques et culturelles. Pour créer l'homme nouveau celui qui devait normalement naître de la suppression de la propriété privée et de la construction du communisme — on aboutit pratiquement à la manipulation psychologique. Et je ne porte naturellement aucun jugement de valeur.
L’État apparaît dans les sociétés socialistes comme un organisateur actif. Pour Marx, l'Histoire s'explique comme un conflit exploiteur-exploité, débouchant sur le socialisme. Pour nous, la science historique démontre que l'histoire des XIXème et XXe siècles est celle des rapports entre la société globale et l'État, aboutissant au renforcement de l'État. Il y a eu erreur de la part de Marx dans l'interprétation. Mais erreur efficace, puisqu'elle a été récupérée dans le mouvement général : les révolutions ont réussi politiquement alors que la politique n'était pour Marx qu'un aspect accidentel, accessoire, transitoire. C'est l'aspect politique qui est à mon sens l'essentiel de la réussite révolutionnaire. C'est pour cette raison que la révolution a réussi pragmatiquement. Si elle échoue ensuite dans l'organisation socialiste de la société, c'est parce que la théorie était fausse, parce que le sens de l'histoire moderne est le renforcement de l'État et rien d'autre. Le totalitarisme, voilà l'ennemi !
Mao ou Maurras ?, Patrice Sicard et Philippe Hamel, éd. Beauschesne, 1970, p. 99-100