Bernard Manciet
Apparence
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Bernard Manciet, né le à Sabres et mort le à Mont-de-Marsan, est un poète, romancier et nouvelliste de langue française et gasconne.
Citations
[modifier]L'enterrement à Sabres, 1989
[modifier]Sans murmure sans grondement sans sonnerie
sur cette terre qui parle de loin
par les nuages sans fin qui vont comme siècles des siècles
vont les oublis et passent les grandes eaux
passe le jugement et la mort et longues eaux
et la bête la terre se soulève et elle passe
avec les eaux grises et les fleuves…
- L'enterrement à Sabres, Bernard Manciet, éd. Gallimard, 2010 (ISBN 9782070411252), p. 451
L'eau mate, 2007
[modifier]À chaque pas, je m'enfonçais dans un trou d'eau, plutôt tiède, entre les poussées de joncs et de molinie. Là personne ne viendrait me poursuivre. Une fois encore, très prolongée ce coup-ci, la psalmodie m'avertissait : « plus
loin, enfuis-toi… ». Elle venait du fond de la lande, de la lisière bleue des pins, de la frange lumineuse qui la coupe des nuages. La journée s'éternisait, grise et bête. J'avais suivi les ombres douteuses des buissons, harcelé par les taons, courbé dans la puanteur fade du marécage, mon marais, sans que jamais un remous ne sanglotât, ne me trahît. Il ne me restait plus qu'à m'étendre, ou plutôt me recroqueviller dans une sorte de fossé hirsute, où le soir finirait bien par m'effacer.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 7
À la longue, je me méfiais à mon tour de ces fougères qui me traçaient un parcours de terre séchée, mais sortaient d'une vase profonde. Je finis par croire que les chèvre- feuilles se défiaient aussi de moi. Ils n'embaumaient plus à mon approche. Puis je compris que les tiges, les racines, et le moindre brin d’herbe crissaient de la même peur que moi, une peur légère, assurément, mais très ancienne, et qui ne s’apaiserait qu’au terme de longues vagues d’années. Il ne s’agissait en somme que d’une crainte presque joyeuse. Nous nous retirerions dans la pénombre, aussi loin que possible du beau temps, atroce, pour une attente qui n’en finirait pas.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 19
Plus j'écoutais, plus j'en étais sûr, quelqu'un passait assez proche. Le pas avait beau se faire silencieux, je le sentais rire. J'allais être découvert. Si je cherchais à fuir, les froissements de branches étaient à craindre. Je respirai à très petits coups, comme les acacias par feuilles saccadées. Je ne reprenais souffle que lentement, sans bruit, autant que possible, à la façon des menthes. Je me voyais perdu. Mais à cet instant, dans la torpeur de la forêt, un arbrisseau, tout seul, se mit à bruire, à s'agiter, sur la gauche. Puis, au-dessus de moi, un peu contre moi, tout un érable frémit. Les crépitements et les déchirures des branches gagnèrent par vagues le dévalement.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 23
Or je sentais nettement se répandre sur moi, non pas des feuilles tombées de fin août, mais de lichens livides, tout le long de mon flanc, des moisissures vaguement lumineuses, des grumeaux comme des mûres rouges, ou vertes. Je me reflétais sur les troncs des bouleaux ou, entre eux, dans un vert assombri. Je me laissais inonder de cet envers velouté des feuilles de chêne. Il me semblait brûler doucement, frire, comme des feuilles sèches. J'appartenais enfin à l'incendie des hautes cimes, au soleil tombant, à la friabilité de l'herbe jaune par places entières.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 25
La nourriture m'attendait dans les entrelacs d'une vieille souche, de l'autre côté d'une coupe de pins, et je devais ramper jusque là, m'arrêtant régulièrement, dans le labour ensemencé depuis peu. Ma peau se faisait sable, se dénouait avec les racines sèches, s'étalait, fiévreuse, se réjouissait de la fluidité de la terre. Elle se savourait, comme les traînées de mousse, avec leur même odeur, presque la même. Avec les méandres du lierre, elle frissonnait, chuchotait. Avec l'alios, elle s'irritait de joie, friable. Par instants, je ne pouvais l'empêcher de filer en avant, à la façon des lézards. Elle s'arrêtait devant un de ces lis jaunes de lande délicat, qu'elle allait écraser, laper, glapir.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 27
Elles aussi, les plantes vivent dans l'attente. Je me reconnaissais à leurs infra-murmures de complicité, sur le sol, aux rétractation de leurs frissons épidermiques. Elle s'attardent en averses de joie, lorsque le soleil les parcourt de longues traces de matin. Il ne faut pas se fier alors à leur impassibilité, non de froid, mais de tension craintive. Le ciel gris lui aussi, uni et immobile, attend, en instance de déchirure. Mais le sable surtout, en vagues caressantes et friables, l'eau abandonnée des vieux fossés, façonné par les mauvaises herbes, gardent au secret l'irritabilité d'une joue.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 45
Les nuits allongeaient, mais très lentement, avec des crépuscules sans couleur. Les couleurs ralentissaient. Les ciels s'éternisaient. Les fougères se cassaient silencieusement les unes après les autres. Le bien-être des après-midi gagnait. Je m'habituais, indifférent à des appels d'alerte de plus en plus espacés, de plus en plus, me semblait-il, lointains. La lagune réchauffait, molle, ma torpeur. Je pris la lassitude des herbes, des nénuphars, faisant la planche au milieu de leur fatalisme. Je m'étalais sans fin avec eux, m'éloignais, dérivais d'immobilité. Les nuages aussi, qui ne s'en rendaient guère compte. Survie à plat.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 47
Cet après-midi là, nous avons constaté un calme brusque. Les insectes ne vibraient plus. Il languissait une fadeur de temps venu des montagnes. Nos sèves avaient pris une lenteur d'automne. Vers la mer, de longues couches de nuages se superposaient, plus ou moins opaques. Depuis assez longtemps, nous ne parlions plus tout seuls. Écoutions-nous, même ? Oui, sans doute, puisque la rumeur grégorienne des racines, toute en longueur, montait, et inondait l'herbe. Puis, au-dessus, un blaisement continu la haussait, sulfurisée. Au-dessus encore, mais plus élastique, en soprano, une vigne de chant, souple comme les lignes des dunes, toujours relancée et régressée, éternisait des racines aériennes. Depuis longtemps, nous ne parlions plus qu'au point mort.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 55
Notre glaise lourde s'était soulevée en forte branche, qui élevait maintenant les forces de l'eau. Dans cette masse, des racines, des courants confluaient. Il se fit un vert profond qui se confondait avec une nuit nouvelle et terrible. Notre feuillage se recourbait sur le désert. Les appels de mort n'étaient plus que litanies, des invocations pour ainsi dire, et de plus en plus lointaines.
- L'eau mate, Bernard Manciet, éd. L'Escampette, 2017 (ISBN 9782356080905), p. 61